La politique militaire de la Ve République
Durant les quinze années qu’il a vécues à Paris, M. Ruehl ne s’est pas contenté d’exercer son métier de journaliste spécialisé dans les questions militaires. Il a, en Sorbonne, préparé une thèse de doctorat sur la politique française de défense. Reprise, refondue, mise à jour en tenant compte des faits et des évolutions jusqu’à l’été de 1975, cette thèse est devenue le présent ouvrage. Celui-ci a gardé les avantages du bon travail universitaire : minutie de la documentation, rigueur logique des analyses, froideur du ton dans les développements, fermeté des conclusions. Mais il comporte en outre tout ce que M. Ruehl a retiré du journalisme, c’est-à-dire, minutieusement enregistrés, les témoignages de nombreux ministres, généraux, hauts fonctionnaires français, américains et allemands.
Il étudie cette politique en ayant recours tantôt à l’analyse budgétaire, tantôt à celle des techniques d’armement, tantôt à la logique nucléaire. Ses conclusions ne concordent pas avec les justifications que, depuis 1958, le gouvernement français a données à sa politique militaire : « La force armée en France, nucléaire ou non-nucléaire, ne peut être conçue en termes d’indépendance, puisque ces termes sont imaginés et non réels… » « Seule une politique d’association étroite avec les États-Unis et les pays du glacis à l’Est sur la base d’une stratégie et d’une définition des intérêts vitaux communs pourrait valoriser la position et les moyens de la France. La force nucléaire stratégique serait toujours une force secondaire, mais elle pourrait au moins être une force d’appoint utile »… Il serait toutefois regrettable que l’on s’empare de ces phrases pour les utiliser à des fins polémiques soit contre le livre, soit contre la politique militaire française. L’ouvrage de M. Ruehl est en effet, d’abord, un recueil de documentation, et il n’est pas un moment de l’histoire de cette politique militaire sur lequel il n’apporte d’une part des textes officiels ou semi-officiels, de l’autre des témoignages personnels. Qu’il s’agisse de l’évolution de la pensée du général de Gaulle ou de celle des responsables des pays alliés, de la politique française à l’égard de l’Otan de 1956 à 1958 (car les difficultés ne sont pas nées avec le retour au pouvoir du général de Gaulle), puis après 1958, des projets d’une défense nucléaire européenne, du retrait de l’Otan, des discussions entre la France et ses alliés en 1966-1967, de l’élaboration d’une doctrine stratégique, etc., ce livre apporte beaucoup, et chacun peut en tirer des conclusions différentes de celles de l’auteur. Ce dernier a lu et étudié tout ce qui a été publié ou dit sur le sujet, il a interrogé les acteurs et les témoins, il donne son impression personnelle sans prétendre l’imposer.
Une impression se dégage de la lecture de ce gros et très bon livre : l’antagonisme de deux logiques. Il était normal que les États-Unis (et l’Allemagne fédérale – RFA) réagissent comme ils le firent, il était normal que la France réagisse comme elle le fit. Dès avant 1958, le problème du pouvoir de décision en matière d’éventuel recours à l’armement nucléaire s’était posé, et la réaction du gouvernement s’était alors inscrite dans une ligne de pensée qui, quelques mois plus tard, devait être celle du général de Gaulle. Celui-ci donna une signification politique, au sens le plus large du terme, à une réaction née d’une prise de conscience des exigences et des limites d’une alliance à l’âge nucléaire. Le grand mérite de M. Ruehl est d’avoir mis en lumière cet antagonisme de deux logiques. Il donne sa préférence à l’une d’elles, avec des arguments solides. Mais il ne méconnaît pas la solidité des arguments de ceux qui préfèrent l’autre logique. Il offre aujourd’hui un volume qui vaut à la fois par la richesse de sa documentation et par les questions qu’il suscite. ♦