L’économie du diable – chômage et inflation
À 77 ans, Alfred Sauvy dont la vie a été consacrée à dénoncer les mythes et à lutter contre toutes les formes de malthusianisme, ne pouvait rester indifférent devant la crise qui, avec ses millions de sans-travail, ravage l’économie et la société des pays développés. Son dernier livre qui reprend et rassemble tous les thèmes déjà développés dans ses précédents ouvrages comme L’histoire économique de la France entre les deux guerres, La théorie générale de la population ou La fin des riches, est sans doute, sinon le plus important, du moins le plus passionné.
Nous vivons sous la conjonction de deux maux que l’on avait longtemps jugés contradictoires : le chômage et l’inflation. Mais au lieu de lutter contre ces deux fléaux, les gouvernements et l’opinion agissent à rebours des moyens les plus efficaces, et ne font qu’entretenir ce qu’il est désormais convenu d’appeler d’un mot « aussi affreux que la chose », la stagflation. Telle se présente l’économie du diable.
En bon médecin, Alfred Sauvy, divise classiquement son ouvrage en deux parties : le diagnostic et les remèdes.
La première partie « Un mal bien mal traité » est l’occasion de reprendre pêle-mêle – et sans que l’on discerne toujours un ordre logique – tous les sujets chers à l’auteur, depuis le mythe du travail limité jusqu’à la révolte des pays pétroliers en passant par les chauffeurs de taxi, l’automobile, le logement, etc., car Alfred Sauvy est convaincu que, pour être entendu, il ne faut pas négliger de se répéter. Bis repetita…
Les treize premiers chapitres ne sont qu’un jeu de massacre et quel massacre ! Mais aussi quel régal pour le lecteur ! Tout et tous y passent ! « L’immense lâcheté sociale : peur d’agir, peur de dire, peur de voir et même peur de penser » ; « la faiblesse du régime » ; « la veulerie des gouvernements » depuis 60 ans, ces « médecins de Molière » auxquels c’eût été « trop demander que de travailler pour l’intérêt général » (seuls Poincaré, Paul Reynaud et Pierre Mendès-France trouvent grâce aux yeux de l’auteur) : « la faute des techniciens », car « l’habileté des comptables nationaux à éviter les questions brûlantes n’a jamais faibli » ; « la non compréhension des phénomènes élémentaires par l’opinion, syndicats et intellectuels en tête », car « les avis les plus péremptoires viennent, comme il est normal, des plus ignorants », etc. « Sur chaque langue pèse un bœuf. Celui qui voudrait s’exprimer à fond, en toute cruauté, ne trouverait aucune tribune ».
De ce mitraillage généralisé, il faudrait tout citer tant les traits sont exactement ajustés à leurs objectifs. Parmi tous les tabous ainsi démythifiés, ce sont, semble-t-il, les mesures relatives à la fiscalité de l’épargne et à l’avancement de l’âge de la retraite qui donnent matière aux analyses les plus pertinentes et aussi les plus neuves. Qui d’autre avant Alfred Sauvy avait osé pourfendre l’imposition de la petite épargne (« Pour “avoir” les épargnants, au plein sens du mot, il faut les tromper ; comme toutes les dupes, ils le demandent ») ou le refus du droit au travail (« Le gouvernement qui “nomme” un retraité de plus est jugé progressiste avancé, tandis qu’un chômeur de plus est une mauvaise note… Économiquement, il n’y a aucun changement, mais l’essentiel est l’amélioration de la statistique » ) ?
Si l’inflation n’est pas négligée (« Tous les remèdes proposés sont inflationnistes » et « l’ouverture des robinets provoque l’inondation »). Alfred Sauvy ne s’y attarde cependant pas trop, se contentant de rejoindre les analyses de Jacques Rueff qu’il cite d’ailleurs à plusieurs reprises.
L’auteur préfère consacrer de plus longs développements au deuxième volet de la stagflation, l’emploi, son vrai sujet de prédilection. Avec quel art et quelle force de conviction part-il à nouveau en guerre contre cette idée fausse « aussi vieille que la machine elle-même » selon laquelle la machine élimine l’homme en réduisant le nombre des emplois ! En se fondant sur ses propres travaux et sur ceux de Jean Fourastié, il a beau jeu de démontrer que la réalité est à l’opposé de cette croyance millénaire. « La longue suite des suppressions d’emplois a conduit à employer depuis l’époque de Dioclétien (?) dix à douze fois plus de personnes combien mieux rémunérées et, à l’époque moderne, le nombre des emplois a été multiple, selon les pays, par trois ou quatre en un siècle et demi ». C’est toujours cette fausse idée si ancrée dans les esprits même les plus brillants qui incite par exemple les experts du Plan et Jacques Attali à recommander la substitution du travail au capital sans se rendre compte que le plein-emploi serait alors obtenu au détriment de la productivité. Et l’auteur de se gausser des résultats qui seraient ainsi obtenus. « En remplaçant les camions par des brouettes, il faudrait pour assurer le même travail, 2 500 fois plus de travailleurs ».
Quels sont alors les remèdes ? Dans la seconde partie, Alfred Sauvy laisse de côté les problèmes de l’inflation pour se consacrer entièrement aux « moyens du plein-emploi ». Grâce à la « matrice de l’emploi », il serait possible de déterminer la population demandée capable de satisfaire sans chômage l’ensemble des produits et services que nous entendons consommer. Mais cet objectif ne pourra être atteint qu’à terme. Dans l’immédiat, Alfred Sauvy propose quantité de recettes comme la conversion des non-manuels vers les métiers manuels, la réforme du statut des cadres supérieurs, la suppression des subventions à l’improductivité, le non-recours à l’immigration du travail, etc.
Toutes ces idées sont brillamment défendues, mais l’auteur se laisse souvent aller à la facilité en reprenant trop souvent les critiques de la première partie sans chercher à pousser très loin l’analyse concrète de ses propositions. Certaines restent en effet bien vagues, voire utopiques. Ainsi en va-t-il des nationalisations. Comment pourrait-on être convaincu sans réserver qu’elles « doivent permettre de faire la lumière » quand l’auteur reconnaît lui-même qu’après trente ans d’application, les nationalisations de 1945 n’ont pas donné aux ouvriers l’enrichissement espéré et que le climat sociopolitique n’a pas été amélioré ? On aurait également aimé qu’en homme de gauche, Alfred Sauvy s’attardât plus longuement sur les politiques suivies par les pays socialistes au lieu de se limiter à quelques considérations trop rapides et prudentes. Lacune d’autant plus regrettable que l’auteur paraît porter un jugement plutôt désabusé sur la démocratie quand il écrit que « la complexité de nos rouages sociaux ne peut se concilier avec le système démocratique d’appel à la base ». Mais peut-être cette matière fera-t-elle l’objet d’un prochain livre ?
Pour l’instant, remercions ce diable d’homme qu’est Alfred Sauvy de nous avoir à nouveau livré, avec courage et talent, l’immense moisson de ses salutaires réflexions. ♦