Les jours de la trahison
Dans la collection « La vie selon… », M. Pierre Chaunu publie un livre hors du commun et qui ne peut guère laisser indifférent. L’auteur, qui est titulaire d’une chaire d’histoire à la Sorbonne et directeur du premier « Centre d’histoire quantitative » en France, expose avec vigueur, parfois avec passion, ses idées sur le sens de la vie et de la mort et sur les valeurs essentielles de nos sociétés passées et présentes : il réfléchit ainsi sur sa propre expérience et sur les événements qui l’ont marquée.
Élevé par un oncle nourri de la tradition idéaliste et spirituelle des Lumières (« Son Dieu était celui de Kant »), il était, dit-il, resté assez indifférent à l’enseignement des aumôniers du Lycée de Metz. Il précise qu’il retrouva la foi chrétienne à travers Luther. Foi virulente et militante qui donne à sa pensée un ton passionné. Cette passion se reflète dans un style torrentiel et tumultueux qui rend sa lecture souvent difficile. Les enchaînements n’apparaissent pas toujours clairement ; l’expression manque parfois de rigueur ; les répétitions abondent. Mais toute cette matière confuse est comme illuminée par une foi dévorante qui laisse entrevoir au-delà de l’expression imparfaite la cohérence profonde d’une vision du monde totalement chrétienne. Certaines pages font penser à Bernanos.
Il serait téméraire de vouloir résumer les idées foisonnantes exposées dans un tel livre. Mais celui-ci peut aussi être abordé comme un recueil de « pensées » dont certaines sont fulgurantes comme l’éclair. Les citations qui suivent en donnent quelques exemples :
Parlant de sainteté : « …. confusion de la sainteté avec l’absence de péché, valorisation orgueilleuse de la seule maîtrise des pulsions de son corps au détriment de la capacité d’aimer … Le diable, perdant sur la première ligne, se rattrape sur la seconde. À la place des mendiants de la grâce, on verra se lever une orgueilleuse race de purs ».
À propos du bonheur : « … l’hymne à la joie explose comme la joie ; le bonheur est statique, la joie dynamique. On ne recherche pas le bonheur, le bonheur est ce qui est donné en prime. Le bonheur ne peut être social, c’est l’affaire de chacun de nous. Le bonheur, c’est mon affaire ».
Véritablement traumatisé par la libéralisation de l’avortement contre laquelle il a lutté de toutes ses forces, il écrit : « L’enfance est de plain-pied avec l’Éternité. Car l’enfance est à peu près affranchie du temps. Une société sans enfants est donc la figure prophétique de l’Enfer ».
Vers la fin du livre, les trois chapitres concernant le passé, le présent et l’avenir, ont un ton plus ordonné, plus didactique. Mais là aussi se trouvent des raccourcis saisissants. Relevant la tendance actuelle à condamner le passé, sous toutes ses formes, il écrit : « Le passé devient le lieu de rendez-vous de toutes les haines : haine de soi-même, haine du judéo-christianisme, haine des exigences ascétiques. Particulièrement son ascétique sexuelle (…). Réapprendre le présent à travers l’instant, mais réapprendre un présent informé par tout le souvenir de la totalité du passé, tel est le meilleur moyen que nous ayons de traverser la crise de notre conscience et de notre temps ».
Dénonçant le drame de la « dénatalité » il écrit : « Le futur est redevenu ce qu’il avait cessé d’être, le lieu privilégié de la souffrance et de la peur ».
Une dernière citation extraite du chapitre intitulé « Le sens de la vie » pourrait exprimer la base même de la pensée de M. Chaunu : « Le Cosmos a produit entre trente et soixante milliards de « consciences de soi »… L’explosion démographique portait hier la promesse d’une rapide multiplication de cette richesse. La finalité du monde, comment ne pas la voir, n’est-ce pas la production des consciences ? Que ces consciences soient le fait du hasard constitue l’hypothèse la plus absurde que nous puissions formuler. La raison que nous portons en nous en écarte l’hypothèse ».
La lecture de ce livre touffu et inégal est aussi attachante qu’enrichissante. ♦