Le fracas des armes
La foi que les hérétiques proclament encore sur le bûcher mérite considération. Sans aller jusqu’à faire de l’ancien major général de la Marine le Jean Hus de notre armée, il faut tout de même prêter attention à la conviction qui l’anime et ne pas entendre seulement dans Le fracas des armes le bruit d’une chute spectaculaire, surtout si, comme il le prétend, l’auteur a trouvé en d’autres lieux que rue de Rivoli les remèdes qui soulageraient les maux actuels de nos armées.
Pour l’essentiel, sa thèse peut être schématisée comme suit. En liant à tort la manœuvre classique à la théorie de la dissuasion on a compliqué et alourdi les missions de notre corps de bataille. On s’est ainsi enfermé dans des incompatibilités et des contradictions insurmontables. En imposant par exemple aux forces de manœuvre une dualité d’emploi – elles doivent en effet être capables d’agir en intervention extérieure, aux côtés de l’Otan ou en couverture de notre « sanctuaire » dans la manœuvre destinée à tester la détermination de l’agresseur – on s’est placé dans une situation inextricable tant au plan de la doctrine que de l’organisation. Car ce sont là des actions bien distinctes qui ne peuvent être remplies par les mêmes forces. De même, on a multiplié abusivement les missions de protection de « points sensibles » qui n’auraient dû s’appliquer qu’à un petit nombre d’installations hautement prioritaires et indispensables au jeu de la dissuasion. Ces alourdissements et ces complications ont permis de justifier l’existence d’effectifs que nous n’avons plus les moyens d’entretenir et d’équiper correctement. Le tout repose sur un système de mobilisation coûteux, désuet et inapplicable, car le chassé-croisé auquel il donnerait lieu n’aurait d’autre résultat que de faire naître la confusion.
Il faut donc revenir à la pureté originelle du concept de dissuasion que l’on a laissé se dévoyer en greffant sur lui des « missions concevables » mais entre lesquelles les choix nécessaires n’ont jamais été faits. On a ainsi fourni un alibi au conservatisme et à la paresse intellectuelle, encline à ne rien changer aux structures traditionnelles des armées encore imprégnées de l’esprit de la levée en masse. S’ajoute à cela le mythe selon lequel l’esprit de défense serait conforté par l’exécution du service national, alors que celui-ci, dans sa misère actuelle, est surtout générateur d’antimilitarisme.
Les recrues coûtent cher de nos jours, non pas tant par le traitement médiocre qu’on leur consent que par les frais généraux qu’entraînent leur instruction et leur entretien, avec tous les services de logistique et d’infrastructure qu’ils impliquent. Compte tenu de nos ressources en PNB et de la part, nécessairement limitée dans l’état actuel de notre économie aux alentours de 3,1 à 3,2 %, qui peut être alloué à la défense, nos effectifs sont donc trop lourds. Il en résulte un appauvrissement de leur équipement ainsi que de leurs conditions de vie et d’entraînement.
L’étude des budgets militaires des pays industrialisés comparables au nôtre montre en effet qu’il y a un équilibre à trouver entre les dépenses d’équipement et les dépenses de fonctionnement, qui sont elles-mêmes directement fonction des effectifs entretenus. À continuer sur la lancée actuelle, nous nous retrouverions bientôt avec des troupes sans armes et sans entraînement.
Un critère valable de l’équilibre nécessaire est fourni par le total obtenu en divisant le montant du budget par le nombre d’hommes. L’optimum de ce rapport, si l’on s’en tient aux exemples fournis par des armées d’autres puissances industrielles – il est vrai non nucléaires – semble se situer au niveau de 20 000 dollars par homme et par an (1). Au niveau actuel de 13 300 $ par an et par homme, la France vient au 13e rang et il ne faut pas s’étonner de la médiocrité du « standing » de ses unités. La conclusion coule de source : il faut réduire les frais du service national. Que l’on joue sur le temps de service ou sur les effectifs, dans l’un et l’autre cas on atteint vite certaines limites. Par ailleurs, on ne peut en venir à la solution, même si elle est techniquement valable, d’une armée de métier : les principes politiques et les traditions démocratiques de notre pays exigent le maintien d’un service universel et égalitaire. Un compromis s’impose donc.
Il va de soi que les composantes nucléaires des trois armées doivent être servies par des professionnels. Il en va de même des unités de l’Armée de l’air et de la Marine qui doivent être immédiatement disponibles et qui exigent une spécialisation impliquant une formation des personnels longue et onéreuse. Il en va de même également, jusqu’à un certain point, pour les forces d’intervention terrestres, qui doivent être essentiellement, mais non exclusivement, à base de volontaires, lesquels devraient, en contrepartie d’avantages matériels, d’un traitement décent assorti d’une formation et de garanties ultérieures d’emploi, contracter un engagement d’un an. Mais, pour ce qui concerne les forces de sécurité du territoire, elles pourraient être constituées par un recrutement régional d’appelés faisant de 4 à 6 mois de service, mobilisables par la suite sur place dans les plus brefs délais.
Selon l’auteur, moyennant une remontée de notre budget militaire à 3,15 % du PNB, nous pourrions, dans le cadre d’un service de 6 mois et en suscitant 90 000 volontaires (soit le tiers du contingent) pour une durée d’un an, conserver nos forces de combat des trois armées à leur niveau actuel. Dans ce cas, la diminution de nos effectifs ne serait que de 100 000 hommes. On ne sera évidemment pas surpris que, pour l’auteur, l’Armée de terre soit appelée à fournir la plus grande partie de ces réductions. Elle pourrait néanmoins continuer à mettre sur pied 18 brigades sans diminution de sa capacité de combat.
En bref, l’amiral Sanguinetti propose d’aménager les missions des armées et les conditions du service national pour réaliser une armée moins étoffée mais mieux équipée et vouée à l’essentiel, c’est-à-dire à la sauvegarde de la crédibilité nucléaire et à l’intervention extérieure, opérée selon le vœu du chef de l’État par des unités mobiles et disponibles.
Certes, la grande question est de savoir s’il est possible d’avoir, d’une part assez d’imagination et de courage pour remanier et « dégraisser » des structures vieillies, d’autre part assez de générosité pour susciter, par des mesures appropriées, l’afflux de 90 000 volontaires. Mais ce n’est peut-être pas impossible.
Sans doute aussi sera-t-on choqué par quelques contre-vérités du genre de celle qui prétend conforter la dissuasion en réduisant son environnement en forces classiques, en sorte qu’il soit bien évident pour l’adversaire que nous serions rapidement acculés aux extrêmes. Mais, au-delà de ces outrances, qui nuisent à la thèse soutenue, on aurait tort de jeter l’anathème sur un homme qui, avec toute la passion dont on le sait capable, cherche des solutions à des problèmes graves et urgents. S’il est dans l’erreur, il reste à le démontrer. Mais quelle que soit la part de vérité que comporte son étude anticonformiste, et par certains côtés provocatrice, elle a le mérite d’accrocher le lecteur : elle n’aura donc pas été inutile puisqu’elle l’incite à mieux s’informer et à poursuivre sa réflexion. ♦