Souvenirs pieux
Notre revue, qui se consacre aux problèmes de défense et aux questions économiques, politiques et sociales connexes, ne se préoccupe qu’exceptionnellement de belles-lettres et en particulier ne fait pas beaucoup de place dans la présente rubrique à l’abondante production proprement littéraire de notre époque. Ce n’est cependant pas là une position de principe, et c’est pourquoi nous avons choisi de signaler aujourd’hui à nos lecteurs – pour leur plus grand plaisir, croyons-nous – le dernier roman de Marguerite Yourcenar : Souvenirs pieux.
Ceux, sans doute nombreux, qui ont apprécié il y a quelques années les merveilleux Mémoires d’Hadrien, retrouveront dans ce nouveau livre le style dépouillé, élégant et harmonieux de Marguerite Yourcenar et cette sorte de sensibilité teintée d’une légère mélancolie qui rend son récit si attachant.
Le héros, ou plus exactement (cette fois encore) les deux héros du livre, ne sont plus tirés du très lointain passé de l’Empire Romain ; ce ne sont pas non plus des hommes célèbres, détenteurs d’immenses pouvoirs, mais des gens sans illustration, comme on en rencontre tous les jours, en fait – la mère et le père de l’écrivain. Marguerite Yourcenar n’a pas connu la première, morte de lui avoir donné le jour. Elle a vécu quelque temps avec le second, sans vraiment se rendre compte de sa présence, en se bornant à l’observer avec beaucoup de détachement. Mais plus tard, elle a voulu savoir ce qu’avait été leur vie, leurs sentiments, leurs réactions et leur place dans ce monde, qui nous est aujourd’hui tellement étranger, du XIXe siècle déclinant, au cœur de l’Europe, quelque part entre Bruxelles et Lille. Pour le comprendre et l’expliquer, elle a dû remonter plus haut, de proche en proche, à travers une longue suite d’ascendants et de collatéraux, essayant de retrouver chaque fois ses parents (et se retrouvant sans doute aussi un peu elle-même), dans cette liasse de Souvenirs pieux qui ont été, ou auraient pu, leur être consacrés. L’un de ces petits feuillets portait l’inscription ; « Il ne faut pas pleurer parce que cela n’est plus, il faut sourire parce que cela a été ». C’est un peu toute la philosophie de ce livre attachant qui, à notre avis, classe définitivement Marguerite Yourcenar parmi les toutes premières romancières de notre siècle, au même rang que Rosamond Lehmann ou Daphné du Maurier, pour ne citer que celles dont elle nous parait esthétiquement et sentimentalement la plus proche. ♦