Le déluge du matin
Han Suyin est surtout connue dans le grand public comme romancière. Le titre de son dernier livre peut faire penser qu’il s’agit bien, cette fois encore, d’un roman. Cependant, il n’en est rien. Han Suyin s’est muée en biographe et en historien. Elle nous raconte ici la vie de Mao Tsétoung et la révolution chinoise avec laquelle, et pour laquelle, il a vécu.
Certes, il n’est pas a priori impensable qu’un écrivain change ainsi de temps à autre de vocation. Pour ne parler que d’auteurs récents, nous connaissons tous les réussites exemplaires que constituent les études historiques et surtout biographiques d’un Maurois ou d’un Troyat. Han Suyin est-elle engagée sur leurs traces ? Nous ne le pensons pas. Elle aborde tout autrement les problèmes.
La tradition historique chinoise, très différente de l’occidentale, cherche dans le passé des leçons de morale et de philosophie. La vérité historique, telle que nous la concevons, lui est indifférente. Elle brode, sur une trame approximative des événements, des dessins, la plupart du temps imaginaires, mais hauts en couleurs, dont le but n’est pas tant d’illustrer la réalité que de l’interpréter par rapport à un système de croyances et de dogmes jugés indispensables à l’harmonie « entre la terre et le ciel ». Est-ce par une sorte de mimétisme, auquel échappent rarement, dit-on, ceux qui ont longtemps vécu et beaucoup aimé la Chine, que la présentation de Mao par Han Suyin ressortit plus de l’hagiographie moyenâgeuse que de la recherche historique moderne ?
À vrai dire, l’icône qu’elle a peinte, tout en obéissant aux canons les plus stricts de la doctrine officielle, est extrêmement vivante. On a par moments l’impression – et le talent de la romancière y est pour beaucoup – que cette icône se sent à l’étroit dans le cadre rigide qui lui est imposé. Le vrai Mao voudrait en sortir et faire un pied de nez irrespectueux à tous ceux qui cherchent à l’entraver dans les bandelettes de la vraie foi et de ses propres écrits. Le personnage est tout de même profondément humain, encore plein de vie et de passion, et il doit certainement juger prématuré l’embaumement dont il est l’objet.
Fort heureusement, la vie de Mao s’est déroulée dans un contexte de luttes révolutionnaires et de combats incessants qui fournissent au livre de Han Suyin une toile de fond pittoresque et animée. Qu’il s’agisse de l’enfance de Mao dans une petite ferme de « paysan moyen-pauvre » du Hunan, de ses premiers contacts avec les milieux révolutionnaires, de la lutte pour le pouvoir dans les années 1927-1930 entre le Parti communiste chinois (PCC) et le Kuomingtang, de l’organisation des bases communistes dans le Sud, de la prodigieuse aventure que fut la Longue marche, de l’installation à Yenan, de la lutte contre les Japonais et de la prise de pouvoir…. tous ces épisodes – même s’ils ne sont ni très sérieusement ni très objectivement justifiés – fournissent à Han Suyin l’occasion de manifester son talent de conteur et ses incontestables dons d’écrivain.
Évidemment, le récit de toutes ces péripéties, pour prenant qu’il soit, reste quelque peu touffu et mal ordonné. Le livre n’est pas véritablement « construit », ni autour de son principal héros – Mao Tsétoung –, ni autour des événements auxquels il a pris part. L’auteur passe de l’un aux autres, suivant les sources et les témoignages qu’il a pu, ou voulu, utiliser, ou suivant la thèse politique qu’il lui paraît intéressante, à tel ou tel autre moment du récit, de mettre en lumière. Ainsi, par exemple, vers la fin du livre, il s’éloigne aussi bien de Mao que de la Chine pour consacrer de longs développements, qu’on peut juger contestables, à la politique impérialiste des États-Unis en Asie du Sud-Est. Mais ailleurs, ce qu’il nous apprend sur les tâtonnements et les maladresses de la politique chinoise de l’URSS, depuis 1921 et l’époque de Borodine jusqu’à la mort de Staline, est en plein dans le sujet et particulièrement significatif et intéressant, même compte tenu du degré d’approximation délibérément adopté.
En résumé, on peut dire que Le déluge du matin n’est pas un livre indifférent ou inutile. Il est au contraire très instructif, ne serait-ce que par la passion qui anime son auteur, désireux de nous expliquer la façon particulière dont quelque 700 millions de Chinois comprennent et interprètent les cinquante dernières années de leur histoire.
Un second volume est annoncé, qui ira de la fin de la guerre de Corée à nos jours. La traduction du premier, due à Renée Bridel, est d’autant meilleure que Han Suyin écrit un anglais sans complications et très direct qui confine à l’anglais international. ♦