Conférence de clôture de la XXIXe session de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) prononcée le 31 mai 1977 par ministre délégué à l’Économie et aux Finances. Il a placé sa réflexion dans le prolongement de la question posée par M. Raymond Barre en septembre dernier, lors de l’ouverture de cette session : « Comment assurer la meilleure insertion possible de l’effort de défense dans notre économie ? » L’auteur rappelle d’abord quelques chiffres significatifs qui permettent de situer notre effort de défense parmi ceux d’autres pays comparables. Il aborde ensuite la question des interactions réciproques entre dépenses militaires, industries d’armement et structures de production. Il définit enfin les conditions à satisfaire dans la mesure du possible pour que le poids des dépenses d’équipement soit le plus supportable par l’économie. Deux critères à cet égard sont à prendre en considération lors des décisions concernant le choix des programmes et l’orientation des recherches : la possibilité d’exporter les matériels et la perspective pour les recherches militaires d’applications ultérieures civiles.
Le poids de la défense dans l'économie
Tout au long de la session qui s’achève aujourd’hui, vous avez étudié les problèmes de la défense nationale. Vous les avez abordés le plus souvent à partir de leur aspect militaire. C’est une autre approche que je voudrais vous proposer aujourd’hui, revenant en quelque sorte aux questions qu’avait posées le Premier ministre : comment assurer la meilleure insertion de l’effort de défense dans l’économie ?
Notre politique de défense ne peut pas faire abstraction de cette dimension économique. La capacité de défense d’un pays ne se mesure pas uniquement à l’énoncé de ses moyens militaires : la volonté d’indépendance, la cohésion interne, la capacité à organiser et soutenir un effort sont autant d’éléments à prendre en compte.
L’arme ne vaut que par le bras qui la porte. Au souci de mettre notre puissance économique au service de la défense doit répondre celui de concevoir une défense qui contribue à renforcer notre potentiel économique.
Cette préoccupation suppose d’abord que nous connaissions mieux la nature et l’incidence exacte des dépenses militaires. C’est le premier point que je voudrais aborder aujourd’hui. J’examinerai ensuite quelques problèmes posés par l’équilibre à trouver entre les besoins propres de la défense et le développement économique.
Examinons d’abord quelques chiffres significatifs. En premier lieu, que représentent globalement les dépenses de défense ?
Le budget militaire de 1977 représente 58,4 milliards, soit 3,1 % du produit national brut, ce qui signifie que notre pays consacre à sa défense environ 3,1 % de la totalité des biens et services qu’il produit. En incluant dans le calcul le coût des pensions servies aux anciens militaires, ce pourcentage atteint 3,8 %.
Pour apprécier ce chiffre de 3,1 %, nous pouvons prendre trois références :
— l’effort consenti en d’autres temps par notre pays ;
— celui que consentent aujourd’hui des pays comparables ;
— le poids des dépenses de nature voisine.
Je précise immédiatement que ces comparaisons ne peuvent en aucun cas déboucher sur un jugement. En particulier, la comparaison avec l’étranger ne peut conduire à une véritable conclusion que si elle prend en compte les particularités géographiques ou historiques propres à chaque pays.
L’utilisation des moyens consacrés à la défense peut d’ailleurs avoir une importance plus grande que leur montant : la France et l’Allemagne consentent à peu près le même effort, mais la France est une puissance nucléaire et non l’Allemagne ; des efforts voisins débouchent ainsi sur des résultats très différents. Ces rapprochements ne peuvent avoir d’autre but que de donner des ordres de grandeur pour apprécier un chiffre a priori très abstrait.
J’en viens donc à ma première référence : l’effort consenti dans le passé
Le poids des dépenses militaires dans le P.N.B. a connu de fortes variations, liées à l’histoire de notre pays. Il s’élève brusquement dans des périodes de tension pour redescendre très progressivement la paix revenue.
À partir de la fin des guerres napoléoniennes, et jusqu’à la fin du XIXe siècle, il paraît avoir oscillé autour de 3 % du P.N.B. Il s’est accru à la veille de la première guerre mondiale, et plus encore à la veille de la seconde, atteignant 6 % en 1938.
Le réarmement qui a suivi la guerre de Corée, les opérations en Indochine et en Algérie, ont conduit à le maintenir à un niveau élevé dans les années d’après guerre, le maximum étant atteint en 1953 avec 8 %. Il a eu tendance à décroître assez régulièrement à partir de ce niveau pour revenir à 3 % en 1971, niveau auquel il s’est stabilisé.
Depuis 1975, en application de la loi de programmation militaire, dont l’initiative revient au Président de la République, ce pourcentage remonte régulièrement : 3,01 % en 1976, 3,11 % en 1977 et davantage encore en 1978.
Le rapprochement de deux périodes éloignées d’un siècle peut paraître peu significatif. Il l’est plus qu’on ne le croit. En dehors des périodes de guerre, les effectifs militaires de la France restent très comparables au cours du temps. Sous Louis-Philippe, nos armées comptaient environ 400 000 hommes ; sous le Second Empire, entre 400 et 500 000 ; au début de ce siècle, elles comptaient un peu plus de 500 000 hommes. Par rapport à la population en France à ces époques, cela représente un pourcentage à peu près constant, soit 1,2 %. En 1977, ce même pourcentage n’a guère changé : il est de 1,3 %.
Si la France consacre aujourd’hui à son armée le même pourcentage de ses ressources qu’il y a un siècle, c’est parce que les soldes des militaires ont eu une évolution comparable à celle du revenu moyen et que l’équipement militaire s’est accru dans les mêmes proportions que l’équipement civil. Nous ne faisons que retrouver une évidence : une armée est à l’image d’un pays et son évolution de fond est semblable à celle des autres activités.
L’augmentation de l’effort budgétaire depuis quelques années est d’autant plus significative qu’il n’en est pas de même dans les pays voisins.
Les comparaisons internationales montrent en effet que l’effort de la France se situe en bonne position par rapport aux pays ayant atteint un degré de développement comparable et que l’évolution constatée ou prévue améliore cette position.
Ainsi, en République Fédérale d’Allemagne, à l’inverse de l’accélération des dépenses militaires, prévue en France par la programmation 1977-1982, l’option à moyen terme retenue pour 1976-1980 conduit à une réduction relative du budget militaire. Celle-ci apparaît déjà en 1977, à partir d’un niveau de dépense un peu inférieur au nôtre puisque la part du budget militaire dans le P.N.B. revient à 2,61 % en 1977 contre 2,80 % en 1976.
De même, le niveau relativement élevé du pourcentage en Grande-Bretagne, 5,15 % par rapport au P.N.B. en 1976-1977, 4,65 % prévus pour 1977-1978, ne doit pas faire illusion. Il s’explique par la faible croissance de la production depuis plusieurs années. En 1977, les chiffres du budget militaire britannique étaient inférieurs en valeur absolue aux nôtres et, rapporté à la population, l’écart était encore plus important.
Enfin, je ne citerai que pour mémoire le cas des États-Unis, dont la dimension territoriale et démographique et le potentiel économique diffèrent par trop des nôtres pour autoriser une comparaison significative. Je rappellerai simplement que l’effort budgétaire américain — environ 6 % du P.N.B. actuellement — a diminué de 40 % au cours des dix dernières années et que la nouvelle administration paraît vouloir aller encore plus loin dans cette voie.
Ces chiffres font apparaître une certaine diversité, qui aurait été plus grande encore si la liste avait inclus des pays comme l’U.R.S.S. ou la Chine, dont on estime qu’ils consacrent au moins 10 % de leur P.N.B. à leur défense. Pour en rester à des pays relativement comparables, la France se situe dans une position moyenne.
La troisième référence que je voudrais prendre est celle des dépenses de nature voisine
La défense n’est pas en effet une activité unique en son genre. Elle assure à l’ensemble des Français un service gratuit qui s’appelle la sécurité, qui n’est pas d’une nature différente de celle des autres services collectifs assurés par l’État.
Elle a été pendant longtemps le plus important de ces services collectifs. Elle reste la plus importante des dépenses de souveraineté. En particulier, la représentation de la France à l’étranger se voit attribuer 0,5 % du P.N.B., la sécurité intérieure, où je regrouperai police, gendarmerie, protection civile et justice, recevant 1 % du P.N.B.
En revanche, elle apparaît moins importante que d’autres fonctions moins traditionnelles. Notre pays consacre actuellement 6,2 % de son P.N.B. aux dépenses de santé et 4,7 % à l’éducation.
Je l’ai indiqué dès l’origine : de telles constatations ne peuvent prétendre prouver quoi que ce soit quant au niveau souhaitable de l’effort de défense. Nous pouvons cependant en retenir une idée simple : globalement le poids de la défense dans notre économie n’a rien d’exceptionnel. Il est comparable à ce qu’il a déjà été durant une longue période de notre histoire et inférieur à ce qu’il a été en moyenne depuis trente ans ; comparable à ce qu’il est à l’étranger ; comparable également à ce qui est consenti au titre d’autres services collectifs.
Mais cette approche n’est pas complète. L’effort de défense a un coût : c’est à lui que nous nous référons en constatant que la collectivité y consacre environ 3 % de ses ressources. Il a aussi des résultats. Le plus important est le service collectif rendu au pays. Il sort largement du domaine de l’économie, même si l’existence d’un système de défense est une des garanties du fonctionnement de celle-ci. Il a aussi un autre résultat : il modifie certaines structures de notre appareil de production.
Essayons de préciser cette modification et son intérêt.
L’influence sur les structures de production dépend autant de l’usage des crédits militaires que de leur montant
Il faut en effet distinguer deux groupes de dépenses.
Dans le premier, je mettrai les rémunérations et charges sociales, l’alimentation des personnels, les carburants, les autres dépenses de fonctionnement et les infrastructures, soit au total 58 % du budget militaire. Ces dépenses n’ont pas d’originalité particulière, ni en termes militaires, ni en termes civils. Leur masse est suffisamment importante pour qu’elles interviennent dans la détermination de l’équilibre économique d’ensemble ; à ce titre, le budget militaire doit être impliqué, comme tous les autres, dans la régulation conjoncturelle ; mais sur chacun des postes concernés, leur montant reste marginal et sans influence véritable sur les structures de notre économie.
Il n’en va pas de même pour un deuxième groupe de dépenses, où je mettrai les études, recherches et prototypes, les fabrications, l’entretien programmé et les budgets de la force nucléaire stratégique et de l’arme nucléaire tactique, soit 42 % du budget militaire. Ce pourcentage est sensiblement supérieur à ce qu’il était il y a vingt ans, époque où nous avions une armée d’effectifs, équipée d’armements classiques et utilisée en grande partie à des opérations de maintien de l’ordre.
Ces dépenses correspondent généralement à des activités très particulières, de haut niveau technique, dont l’existence est conditionnée par les commandes militaires. Elles contribuent donc à modifier la structure même de nos activités.
J’ajouterai, pour être complet, qu’un certain nombre de décisions sont motivées par des soucis liés à la défense nationale, sans que cette préoccupation soit exclusive. Nous imposons à notre système de transports des normes inspirées par la volonté de pouvoir faire circuler le matériel militaire ; nous avons constitué des stocks de sécurité, qu’il s’agisse de pétrole ou de matières premières : nous avons en particulier des stocks d’uranium correspondant à plusieurs années de consommation ; nous avons financé le lancement — ou le maintien — d’industries plus civiles que militaires, mais que nous estimions indispensables à la poursuite d’un effort d’armement qui reste indépendant. Je le rappelle, mais sans imputer ni ces dépenses, ni leur résultat à l’effort de défense, la volonté d’indépendance ressortant autant de la politique industrielle que du souci particulier de la défense.
Indépendamment du service collectif de sécurité, l’effort de défense se traduit donc par l’existence d’une industrie d’armement
Celle-ci n’est pas négligeable. Elle occupe en France environ 280 000 personnes, soit 4,5 % de la population active travaillant dans l’industrie.
Ce personnel est réparti dans deux secteurs de statuts différents, les établissements d’État représentant le tiers environ du total, et le secteur privé le reste.
Cette industrie présente, au sein de notre économie, deux caractéristiques importantes. Tout d’abord, il s’agit d’industries de niveau technique élevé ; ensuite il s’agit d’industries largement exportatrices. Les exportations de matériel d’armement ont représenté en 1976 environ le tiers de la production correspondante. En contrepartie, nos importations sont très faibles, même si on tient compte des produits importés nécessaires à leur fabrication. Au total, il s’agit d’un secteur qui contribue largement à l’équilibre de nos paiements courants.
Ajoutons que, tout particulièrement dans le cas où c’est le secteur privé qui participe à la fabrication d’armement, les techniques maîtrisées à l’occasion de programmes liés à la défense ont pu servir de base au développement d’activités civiles. Il est possible de citer des exemples, notamment dans le secteur de l’électronique, de l’aéronautique et du nucléaire ; il est plus difficile de chiffrer précisément le bénéfice qu’en a tiré notre économie. De même, le développement des ventes d’armement n’est pas sans effet sur le développement des exportations civiles. Il est certain que sur de nombreux marchés, notamment ceux du Proche Orient, la réputation de nos techniques militaires et la présence de personnels attachés à l’entretien des matériels militaires ont contribué au développement de ventes d’autres matériels. Nos ventes d’avions nous ont ainsi amenés à procurer à plusieurs pays des installations de couverture de leur espace aérien, matériel plus civil que militaire ; de même certaines ventes de camions ou de chantiers de travaux publics ont été obtenues dans le cadre de fournitures militaires.
Ces remarques faites, il ne faut pas surestimer l’ampleur des retombées économiques
D’abord parce que leur sens même est parfois ambigu. On peut soutenir que l’existence d’une industrie d’armement employant du personnel hautement qualifié contribue à créer des emplois et à élever la qualification moyenne de l’industrie française. Elle irait ainsi dans le sens de la politique industrielle souhaitée. Il ne faut pas tomber pour autant dans l’illusion qui a conduit à la création des « Ateliers nationaux ». Qu’il s’agisse des arsenaux ou du secteur privé, la création d’emplois n’est bénéfique que si la productivité y est au moins égale à celle qui est obtenue dans les autres secteurs. Par ailleurs, on peut se demander si dans une économie qui a le plus souvent manqué de personnels qualifiés, l’emploi de ces personnels par les industries d’armement n’a pas pesé sur le développement des autres activités en les privant des moyens qui leur auraient été nécessaires. L’emploi de ces personnels de haut niveau n’est bénéfique que dans la mesure où les établissements concernés ont contribué à leur formation.
La deuxième raison de ne pas surestimer les retombées économiques est que leur effet n’est pas en proportion de l’effort de défense lui-même. Ces retombées ne peuvent sans doute être réduites au seul montant des exportations d’armement. Il est cependant certain qu’elles ne sont pas à la mesure des dépenses militaires, ce qui est d’ailleurs parfaitement naturel puisque leur objectif essentiel est de contribuer à la sécurité du pays et non à son développement. Si les montants consacrés à la défense avaient été utilisés à des fins strictement économiques, leur rendement économique eût évidemment été bien supérieur.
Toutes ces notions mériteraient d’être précisées. Je souhaite très vivement que les études correspondantes soient entreprises. C’est en effet le résultat de ces études qui permettra de donner une véritable réponse à la question que je voudrais maintenant examiner.
Comment obtenir une défense efficace sans faire peser sur notre économie une charge qui limite son développement ?
Cette question n’est pas nouvelle et a déjà donné lieu à de nombreuses réflexions.
Je pense d’abord aux études coût-efficacité, entreprises en préalable aux choix d’un système d’arme. Bien que le principe de ces études n’ait rien de particulièrement militaire, c’est au sein des armées qu’elles ont connu le développement le plus marqué et les résultats les plus probants.
Je citerai également le débat sur le choix entre armée de métier et armée de conscription. Encore que ce débat soit généralement tranché en fonction de considérations plus politiques qu’économiques, il fait souvent intervenir des arguments de caractère économique : on cite les coûts comparés d’un contingent nombreux, mais peu payé, et celui de personnels moins nombreux, mais mieux formés aux disciplines militaires et mieux payés. De même, on fait valoir que le niveau de formation militaire qui peut être dispensé au contingent dans une période nécessairement courte oblige souvent à recourir à des matériels élaborés et coûteux pour obtenir les performances souhaitables.
Je ne m’étendrai pas sur ces deux points. Non pas que je les juge sans intérêt. Je crois au contraire que ces questions sont très importantes pour l’avenir de notre défense, et je souhaite voir études et débats se multiplier. Là où certains pourraient être tentés de voir une intrusion de l’économie dans un domaine qui n’est pas le sien, je ne vois pour ma part que la confirmation d’un principe : la politique de défense ne doit pas plus être dissociée des préoccupations générales du pays qu’une armée ne peut être étrangère à la nation qu’elle défend.
Si je ne développe pas les deux points que j’ai cités, c’est simplement parce que je constate qu’ils ont déjà été largement examinés au sein même des armées. Pour moi. je voudrais plutôt mettre l’accent sur deux idées qui sont davantage du ressort d’un ministre de l’Économie et des Finances.
La première concerne l’équilibre à trouver entre le poids global de la défense et le développement économique
L’un et l’autre sont, à l’évidence, liés : indépendamment de l’influence qu’il donne à un pays sur la scène internationale, le développement économique détermine largement l’ampleur des moyens qui peuvent être consacrés à la défense. Cette liaison n’est cependant ni rigide, ni simple.
Elle n’est pas rigide parce qu’un pays peut parfaitement décider d’accroître ou de réduire la proportion des ressources qu’il consacre à la défense ; elle n’est pas simple parce qu’en augmentant le poids de dépenses improductives, il tend à freiner son développement économique et, par là, à réduire les moyens qui, ultérieurement, pourraient être consacrés à sa défense.
On voit ainsi apparaître un conflit entre les exigences du présent et celles du futur. Vaut-il mieux pour un pays consacrer une part importante de ses ressources à la défense, accepter un développement un peu moins rapide et donc à terme une capacité de défense elle-même réduite ; ou faut-il au contraire parier sur la croissance pour acquérir la capacité industrielle qui permettra ultérieurement un effort de défense plus important ?
Posé ainsi, le problème paraîtra peut-être théorique. On peut penser qu’en matière de défense, la première notion à prendre en considération est celle de risque. Cela est vrai, mais appelle deux remarques.
— La première est que le risque est difficile à évaluer et qu’y faire référence comporte une large part d’arbitraire. « Les professionnels, à force de se préparer à combattre, en viennent à croire facilement qu’on est chaque soir à la veille d’en découdre et rien ne leur paraît plus nécessaire ni plus urgent que d’accumuler les moyens de vaincre ». Cette critique n’émane pas d’un ministre des Finances désireux de limiter les dépenses militaires ; elle est du général de Gaulle, qui l’a fait figurer dans Le Fil de l’Épée.
— La deuxième remarque est que, même si ce choix n’a pas toujours été volontaire, ni même conscient, l’histoire nous offre de nombreux exemples de pays ayant opté pour un effort militaire important ou faible et des conséquences à long terme de cette option.
Je citerai d’abord Sparte et Athènes. L’une a consacré toute son énergie à se préparer à la guerre, l’autre à développer son commerce. La première a appuyé sa force sur ses propres ressources, la seconde sur sa capacité à mobiliser celles, humaines et matérielles, que son développement lui avait données. Les siècles de conflit qui les ont opposées n’ont pas fait apparaître de supériorité manifeste de la première formule sur la seconde.
Plus près de nous, chacun sait que la puissance économique de l’Allemagne lui a permis de redevenir une puissance militaire. Le redressement de l’économie de ce pays après la dernière guerre ne saurait être ramené à un facteur unique. Mais, dans le même temps, la France engagée dans des guerres coloniales auxquelles elle a dû consacrer jusqu’à 6 % de ses ressources, connaissait un développement moins brillant, qui s’est accéléré lorsque, la paix revenue, elle put relâcher partiellement son effort. Notre puissance, économique et militaire, ne serait-elle pas aujourd’hui plus importante si nous n’avions pas dû supporter ce lourd fardeau pendant quinze ans ?
On ne refait pas l’histoire, et une telle question n’appelle pas véritablement de réponse. Mais elle débouche sur une autre interrogation concernant la course aux armements. Les États-Unis et l’U.R.S.S. semblent avoir aujourd’hui pour objectif de parvenir à un équilibre entre leurs capacités de destruction respectives. Les États-Unis consacrent à leur budget militaire environ 6 % de leur P.N.B. Pour obtenir une capacité militaire comparable. l’U.R.S.S., dont le potentiel économique est sensiblement inférieur, doit utiliser plus de 10 % de son P.N.B. L’importance de cette charge ne peut que créer des difficultés à ce pays et il semble qu’on commence à les constater. D’où une question : à long terme, dans la course aux armements, l’U.R.S.S. ne sera-t-elle pas automatiquement perdante, soit sur le plan économique, soit sur le plan militaire ?
Pour un pays comme le nôtre, le problème se pose en des termes sensiblement différents. L’écart entre la puissance des grands et la nôtre propre nous interdit de prétendre rivaliser avec eux sur tous les plans. Certes, on peut souhaiter — et je souhaite personnellement — que l’union européenne prenne suffisamment de consistance pour qu’un jour l’Europe représente une puissance équivalente à celle des plus forts. Il faut constater qu’aujourd’hui ce n’est pas le cas. Notre volonté d’indépendance doit donc s’exprimer davantage en termes de capacité de dissuasion qu’en termes de capacité d’intervention universelle.
Ces remarques faites, il faut convenir que la tentation de réduire le poids de la défense pour accélérer le développement économique n’est pas sans risque.
Le pays qui fait ce choix se trouve en effet particulièrement vulnérable dans une période où la réduction des dépenses militaires est réelle et où le renforcement du potentiel économique est encore trop récent pour avoir pris une ampleur significative. Sans doute y a-t-il quelque décalage entre la réalité du déclin et sa perception par les adversaires éventuels — et donc le danger extérieur. Mais ce serait faire preuve d’inconscience que de compter sur cette illusion temporaire. L’existence d’un décalage trop marqué entre la puissance reconnue et la puissance réelle me paraît d’ailleurs être un facteur supplémentaire de conflit.
En outre, même lorsque ce pari sur la croissance a permis d’obtenir le renforcement souhaité, il ne donne pas la possibilité de faire face à un conflit survenant brusquement, car seuls interviennent alors les moyens préexistants. Enfin, en admettant qu’un conflit soit précédé d’une période de tension accrue qui pourrait être mise à profit pour développer les moyens militaires, la réorientation d’une économie civile ne serait pas une tâche facile.
Le développement rapide d’une production, quelle qu’elle soit, ne peut être immédiat. Les progrès de la production d’armements en Allemagne ou aux États-Unis pendant la dernière guerre mondiale sont souvent cités en exemple. Rappelons-nous cependant que ces progrès se sont étalés sur plusieurs années. Le réarmement allemand avait été engagé bien avant la guerre ; quant aux États-Unis, c’est dès 1938 que les commandes françaises avaient relancé la production d’armement.
Aux contraintes purement techniques peuvent s’en ajouter une autre ; consacrer brusquement une part accrue de ses ressources aux dépenses militaires suppose une réduction des autres formes de dépense — c’est-à-dire essentiellement de la consommation. Il n’est pas évident qu’une telle réduction soit facilement acceptée par des pays où s’est prise l’habitude d’une progression régulière du niveau de vie. L’exemple de la dernière guerre mondiale laisse à cet égard sceptique. Des trois pays occidentaux qui ont eu alors à consentir un effort durable et d’une nécessité évidente — l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les États-Unis — un seul, la Grande-Bretagne, a poussé cet effort au point de réduire sa consommation. Mais même dans l’Angleterre en guerre, des grèves ont eu lieu pour obtenir des relèvements de salaires. C’est dire que l’effort demandé était à la limite du supportable. Dans les autres pays, la production de biens de consommation a continué à s’accroître pendant la durée des hostilités.
Ces exemples sont sans doute anciens. Ils montrent cependant la difficulté de mobiliser une économie et donc le risque qu’il y aurait à considérer la croissance économique comme étant à elle seule un moyen d’accroître la puissance militaire. Un pays soucieux de son indépendance doit maintenir un effort régulier en faveur de sa défense.
Je constate d’ailleurs que malgré les avantages qu’ils ont naguère retirés de la modicité de leur budget militaire, l’Allemagne et le Japon ont progressivement accru celui-ci. En ce qui nous concerne, vous savez que le Gouvernement a décidé de renforcer notre puissance militaire. À cette fin, la part des dépenses militaires au sein du budget de l’État sera accrue.
Les difficultés économiques ont conduit à donner à cette augmentation un caractère très progressif. Elles conduisent également à une interrogation.
Comment obtenir que des dépenses militaires accrues se traduisent pour l’économie par une charge effective la plus faible possible ?
En d’autres temps, c’est dans l’utilisation même des armées que s’exprimait le souci de rentabilité. La mise à sac des villes conquises faisait partie de toute campagne militaire bien menée. Sans remonter jusqu’à la guerre de Troie, je rappellerai que Napoléon sut faire financer ses campagnes par les pays vaincus, et que la Prusse nous réclama en 1871 de substantielles indemnités.
Ce n’est plus à des solutions de ce genre que l’on pense aujourd’hui. Je ne sais s’il faut y voir le signe d’une morale plus exigeante, ou la crainte de destructions trop importantes. Toujours est-il que, ayant cessé de définir la guerre comme une conquête, notre souci est d’éviter que le coût réel de la dissuasion ne soit trop élevé. Pour cela, dès lors que la nécessité d’un effort minimum est reconnue, la seule façon de procéder est de chercher à tirer des dépenses effectuées le maximum de retombées économiques. Deux méthodes sont possibles.
La première méthode consiste à faire porter en priorité l’effort sur des matériels exportables
La demande mondiale d’équipements militaires est encore appelée, au cours des prochaines années, à un développement important : l’accession de nombreux pays à l’indépendance ; les ressources nouvelles dont bénéficient les producteurs de matières premières et d’énergie ; la stratégie indirecte qui conduit États-Unis et U.R.S.S. à s’affronter par l’intermédiaire de petits pays : autant de facteurs qui conduisent un grand nombre de pays à renforcer leur défense. Nous devons être en mesure de répondre à leurs demandes.
En s’en tenant au strict point de vue économique, le développement de nos exportations de matériel militaire a pour premier intérêt sa contribution à l’équilibre de nos paiements. Ce n’est pas le seul.
En allongeant les séries de production, ce développement permet un meilleur amortissement des études et des équipements.
En multipliant les débouchés, il régularise les rythmes de production. En effet, les besoins de nos armées ne sont pas continus. L’exportation permet de maintenir une production dans les périodes où ces besoins sont modestes. Elle permet ainsi de maintenir en place des équipes qu’il serait difficile de reconstituer si elles devaient se disperser après satisfaction des besoins nationaux.
Dans un ordre d’idée voisin, l’augmentation des rythmes de production permet à notre pays de disposer sans coût supplémentaire de capacités dépassant ses besoins en temps de paix et permettant un effort supplémentaire en cas de besoin.
Le développement des exportations d’armement n’est donc pas justifié uniquement par la situation actuelle de nos paiements extérieurs. Il doit être une des constantes de notre politique, ce qui impose des contraintes. En règle générale, un matériel ne sera conçu, produit et finalement exporté que s’il a fait l’objet de commandes de l’armée française. Si celle-ci ne passe de commandes que pour des matériels répondant à des besoins trop spécifiques, il n’y aura jamais de vente à l’étranger. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à ces besoins. Des raisons impérieuses peuvent conduire à la fabrication de matériels qui ne donnent pas lieu à exportation : c’est le cas notamment des équipements de nos forces nucléaires. Mais cela signifie qu’un équilibre doit être trouvé entre deux exigences parfois contradictoires, et que la question doit être posée dès le lancement des premières études.
J’ajouterai que je vois personnellement un autre intérêt à la production de matériels exportables : c’est la réapparition d’une certaine forme de concurrence. Qu’il s’agisse des arsenaux d’État ou des entreprises privées, le risque est grand que des établissements qui bénéficient d’un quasi-monopole du marché intérieur se laissent progressivement dépasser, soit sur le plan des techniques, soit sur celui des coûts. La compétition sur les marchés étrangers donne des points de comparaison et parfois d’utiles leçons.
La seconde méthode consiste à axer les recherches proprement militaires sur des techniques susceptibles d’avoir des applications civiles
J’ai déjà eu l’occasion d’indiquer que des techniques étudiées à des fins militaires donnent naissance à des activités civiles. Cela est vrai pour la formation professionnelle reçue par certains spécialistes, formation qui leur sert après leur retour à la vie civile ; cela est vrai également d’installations ou de techniques industrielles qui peuvent servir de base à des installations civiles. C’est là un type de retombées qui doit être cherché systématiquement ; cette recherche sera d’autant plus efficace que l’éventualité de retombées civiles aura été un des critères de choix dans les décisions des militaires.
Sans doute se heurtera-t-on à des difficultés.
La première qui vienne à l’esprit est le caractère très spécifique de certains besoins militaires. Ce n’est pas à mes yeux la plus importante. Les usines d’enrichissement d’uranium ont débouché sur une industrie civile ; l’expérience acquise dans la propulsion de sous-marins nucléaires pourrait déboucher sur le lancement de navires civils — pétroliers, méthaniers ou porte-containers — à propulsion nucléaire.
La difficulté la plus sérieuse est sans doute l’existence de cloisonnements empêchant la diffusion des techniques acquises. À cet égard, on ne peut manquer d’être surpris devant certaines lacunes de notre industrie : nous avons acquis dans le domaine de la voiture particulière une position exceptionnelle ; nous produisons des engins blindés dont les qualités sont certaines. Et pourtant, alors que les techniques sont très voisines, nous n’avons ni dans le domaine du poids lourd ni dans celui des matériels de travaux publics une industrie digne de notre taille. Il y a là une absence qui s’explique difficilement et qui doit conduire à une interrogation : le fait que certaines fabrications soient conduites dans les arsenaux d’État, à vocation exclusivement militaire, n’est-il pas un obstacle à la diffusion des techniques qu’elles ont permis d’assimiler ?
En sens inverse, on peut se demander si l’avantage militaire que pourraient fournir certaines techniques purement civiles pour lesquelles notre industrie est mieux placée que ses concurrentes a toujours été exploité. Cela ne peut en fait être le cas que si le cloisonnement entre industries civiles et industries d’armement est supprimé, ou du moins atténué.
Cet exposé m’a amené à formuler plus de questions que de réponses. Aussi vais-je d’abord conclure sur une invitation : ces questions doivent recevoir une réponse, et pour cela il est nécessaire que des études soient entreprises. Sur un sujet qui concerne autant les civils que les militaires, l’Institut des hautes études de défense nationale a un rôle particulier, et je souhaite qu’il le tienne.
Je voudrais aussi terminer sur une affirmation. Nous aurons encore besoin d’études pour traduire de façon concrète les orientations que j’ai esquissées, mais dès maintenant un point me paraît certain : les dépenses militaires seront d’autant moins lourdes à supporter qu’elles s’apparenteront davantage aux techniques que ce pays possède ou veut développer. Sur le plan économique comme sur le plan militaire, l’armée ne doit pas être considérée comme un monde à part. Je mets sur le même plan deux défauts antagonistes : celui de considérer que la défense a des besoins propres qui l’autorisent à s’évader des contraintes imposées aux autres fonctions de l’État ; ou celui qui consiste à négliger le rôle militaire de la défense pour y voir une sorte de régulateur social ou économique, propre à absorber ses surplus, pour ne pas dire ses laissés-pour-compte. Notre défense doit être à l’image de notre pays ; c’est dans ces conditions que son poids ne sera pas seulement celui qui alourdit, mais celui qui renforce. ♦