Le nouvel âge. Éléments pour la théorie de la démocratie et de la paix
Reprenant diverses études rédigées par l’auteur au cours des dix dernières années, Le nouvel âge invite le lecteur à une révision de notions considérées comme naturellement perçues. Inédites ou déjà publiées dans des revues françaises ou étrangères, elles partent toutes d’une même réflexion sur l’expérience du politique et d’une même méditation sur l’histoire de l’homme, sinon sur l’homme lui-même et sa condition. C’est dire si l’on y retrouve le sérieux et la lucidité à laquelle nous a habitués, depuis L’essence du politique (Éditions Sirey, 1965), Julien Freund dont la pensée se situe dans la filiation de celle de Max Weber et de Raymond Aron.
Cette approche sans complaisance qui fait de Freund un de nos plus éminents politologues, on la retrouve ici à propos de deux concepts passés dans la banalité du vocabulaire : la démocratie et la paix. Loin de tout conformisme intellectuel ou de tout sentimentalisme idéologique, il « décharge » ces deux notions de tout leur habillage affectif et porte sur elles le regard froid mais réaliste du sociologue qui remet les choses à leur place et ne veut donner aux actes politiques d’autres justifications que politiques. La démocratie n’apparaît plus alors comme ce rêve ou cet idéal trahi ou irréalisable devant la triste réalité d’une triste politique : elle n’est plus que régime politique et, en tant que telle, ne peut échapper aux lois du pouvoir et à sa pente naturelle, autrement dit son « impérialisme ». Ni plus ni moins que simple façon de gérer le politique, la démocratie ne saurait résoudre que des problèmes politiques : ne lui demandons pas de sauver l’humanité et acceptons que, comme toute politique, elle commette des erreurs, voire des injustices, utilise la violence et fasse des victimes… Résignation ? Non, simple compréhension des limites de la condition humaine elle-même, puisqu’en définitive aucune politique ne saurait les ignorer. Les réflexions de Julien Freund rejoignent ici des préoccupations philosophiques. Qu’on adhère ou non à ses présupposés sur la condition de l’homme, les remises en cause et les libres considérations de l’auteur suscitent un salutaire effort de réflexion et de réalisme.
Le même souci de dominer l’idéologie et d’en refuser les tranquillisants se retrouve dans ses réflexions sur la paix : comme la guerre, la paix est une tâche du politique et sa première loi se fonde sur la dialectique de l’ami et de l’ennemi. Voilà une de ces banalités oubliées que Julien Freund se targue de réhabiliter : la paix se fait avec un ennemi. Une banalité dont il tire un réalisme intransigeant : pas plus que la démocratie, la paix n’est un idéal qui s’établit à coups d’idées généreuses et de principes vertueux. La confusion, ici encore, est à combattre et la paix apparaît alors comme un compromis qui, loin de la philanthropie, ne peut résulter que de l’action permanente, et sans remise en question, du politique.
Julien Freund nous propose enfin un bref essai de classement des régimes politiques et l’on comprend alors parfaitement qu’il choisisse un critère intérieur – et non extérieur comme dans d’autres classements – à la politique : le pouvoir. C’est ainsi qu’il existe, selon lui, trois grands types de régime : « l’hypercratie », nom qu’il donne à l’exercice du pouvoir pour lui-même et au régime où le commandement devient dictature et l’obéissance asservissement ; l’anarchie, qui est affaiblissement ou même disparition du commandement et de l’obéissance, la « mesocratie » enfin, qui est le régime de la mesure. La mesocratie ne fait pas du pouvoir une fin en soi ; à la différence de l’anarchie, elle ne rejette pas la politique comme un mal en soi, mais l’implique au contraire comme un élément indispensable de la vie humaine. La mesocratie reconnaît que la contradiction est inhérente à l’homme et qu’il est impossible de la surmonter définitivement.
Sans doute Julien Freund ne réduit-il pas la démocratie à ce seul élément, mais il a le mérite en tout cas de rappeler que la politique étant par essence exercice du pouvoir, donc action, ne saurait s’enfermer dans aucun absolu. ♦