Journal des années tragiques (1936-1942)
La version française de ce Journal est constituée par des extraits de l’édition anglaise, qui elle-même ne représente que le vingtième du journal original de Harold Nicolson.
Le lecteur soucieux de situer l’auteur ne devra pas manquer de lire la note liminaire de l’éditeur, faisant de larges emprunts à la préface de l’édition anglaise, rédigée par le fils de l’auteur, Nigel Nicolson.
Car pour apprécier un journal il faut pouvoir prendre une mesure exacte de la sincérité de celui qui l’a tenu.
Dans le cas présent l’honnêteté de l’auteur ne fait aucun doute et nous pouvons croire son fils lorsqu’il nous dit que son père n’a relu qu’une fois et n’a pas retouché le manuscrit avant sa publication.
Sincère, Harold Nicolson le fut certainement, d’une sincérité parfois un peu naïve vis-à-vis des autres et surtout de lui-même, se jugeant sans indulgence, reconnaissant ses faiblesses, sentimental aussi dans ses amitiés, avec Churchill par exemple, ou avec le général de Gaulle, romantique dans sa ferveur patriotique et dans sa haine du national-socialisme – il avait prévu de mourir plutôt que d’être fait prisonnier –, tendre dans ses affections : sa femme, ses deux fils, et sentimental dans son attachement à sa maison, à son jardin, cadre de ce bonheur familial.
Voilà un aristocrate anglais assez différent de l’idée qu’on a pu se faire d’un tel personnage, assez différent peut-être de ce qu’il paraissait être. Car son style de vie est bien celui d’un membre de l’« establishment » auquel il appartient par sa naissance et par son mariage, par ses relations mondaines, par sa carrière initiale de jeune diplomate à l’avenir prometteur, par un certain non-conformisme aussi, qui le fait troquer son éventuel bicorne d’ambassadeur contre la plume du journaliste et, plus tard, un siège aux Communes et un portefeuille.
Mais dans son journal il se livre sans apprêt et sans retenue ; il reconnaît ses déficiences, parfois non sans humour. Et surtout, à travers le journal et les quelques lettres qui nous sont données à lire, petite partie d’une immense correspondance, apparaît le couple remarquable qu’il a formé avec sa femme, si étroitement et sincèrement uni malgré la fréquence des séparations : Harold Nicolson, sans Vita Sackville West, n’eut sûrement pas été l’homme que nous révèle son journal.
Et c’est avec la même candeur que le journal nous fait revivre aussi le sombre drame de l’Angleterre attaquée jour après jour, nuit après nuit, son empire déchiré s’en allant en lambeaux et, en contrepoint, la vie continuant dans Londres bombardé, le légendaire flegme britannique imposant à chacun, quoi qu’il en eut, de paraître impavide !
Par des descriptions imagées, Harold Nicolson nous fait aussi sentir l’importance de cette vénérable institution qu’est le Parlement britannique, même au plus fort des tempêtes qui se sont abattues sur le pays et l’Empire, il nous montre la solidarité de cet organisme, sa souplesse aussi qui permettait au grand Churchill de poursuivre avec opiniâtreté la conduite de la guerre tout en conservant la confiance indispensable du pays, à travers le Parlement, et ce malgré les échecs, les humiliations, les destructions. Les rapports du Premier ministre avec les Communes, tels qu’ils ressortent du journal, constituent une étude des mœurs politiques britanniques tout à fait remarquable.
Mais si la démocratie anglaise a su donner sa mesure dans le drame des années 1940-1942, elle fit preuve d’une rare faiblesse et d’une pénible indécision dans les années 1936 à 1940 !
À cette époque, la montée des périls est perçue par certains, le « groupe Eden » en particulier, dont faisait partie Nicolson, mais ses membres ne sont pas au pouvoir. En date du 6 juin 1938, Harold Nicolson écrit : « J’ai l’impression que nous avons quitté la zone de la peur et que nous entrons dans celle de la colère. Nos isolationnistes maintenant peuvent voir que l’isolationnisme ne suffit pas. On ne nous laissera pas tranquilles. Les peuples en proie à la violence créent autour d’eux un cercle de fer et de haine. Le grand drame commence à s’acheminer vers son dénouement. »
Et le lecteur français retrouve chez le responsable britannique les mêmes hésitations, le même manque de fermeté, la même indécision que chez leurs collègues français : sans doute face à la dictature, la démocratie ne retrouve-t-elle ses moyens que lorsque la lutte est engagée sans équivoque… si le temps lui en est laissé.
Un livre intéressant, écrit au jour le jour par un auteur attachant, pendant une période dure de l’histoire du monde. À ceux qui ont de la langue anglaise une connaissance suffisante, la lecture des Années tragiques de 1936 à 1942 donnera sûrement le désir de lire l’édition anglaise parue sous le titre Diaries and Letters 1930-1962 en trois volumes, publiés chez Collins. ♦