Les 900 jours. Le siège de Léningrad
Il est difficile de réaliser un juste équilibre, au sein d’une œuvre de longue haleine, entre la grande histoire et l’histoire microscopique ; c’est-à-dire de ne pas noyer, sous le flot d’anecdotes parfois mineures, la ligne principale des événements et les leçons qu’il est possible et souhaitable d’en tirer. La méthode est pourtant utilisée par de nombreux chroniqueurs – car le mot est plus exact que celui d’historiens ; elle aboutit souvent à des échecs. Aussi convient-il d’en saluer les réussites. Le présent ouvrage en est une, indiscutablement, encore que le lecteur soit parfois dérouté par une extraordinaire accumulation de détails et doive suivre patiemment l’auteur qui monte sa chronique comme un puzzle.
Les historiens soviétiques ont écrit sur la bataille et le siège de Leningrad, mais suivant l’optique politique du moment ; il est hasardeux de leur faire pleine confiance. La plupart des principaux témoins ont disparu, morts de mort naturelle, tués au feu ou exterminés dans les purges du régime. Les documents les plus importants demeurent enfouis dans les archives ou ont été soigneusement épurés avant d’être publiés ou communiqués. Dans ces conditions, on comprend aisément que le travail sur des sources dignes de foi soit un travail de bénédictin. C’est pourtant celui qu’a accompli l’auteur.
Le siège de Leningrad est probablement le plus terrible de tous les sièges célèbres : il a provoqué, du seul côté russe, des pertes humaines de l’ordre de 1 300 000 à 1 500 000 personnes, civiles pour plus des quatre-cinquièmes ; il a entraîné des pertes matérielles que l’on chiffre à quarante-cinq milliards de roubles. De tels chiffres parlent mal à l’imagination. Aussi la restitution de l’ambiance de la ville pendant le siège est-elle plus frappante : vie courante sous les bombardements, enrôlement des hommes, des femmes et des enfants en état de combattre et de travailler, évacuations massives, restrictions alimentaires conduisant à la famine (plus de 800 000 personnes seraient mortes de faim), marché noir, criminalité, cannibalisme… toute la gamme des héroïsmes et des horreurs. Malgré toutes ces souffrances et tous ces sacrifices, la ville serait tombée aux mains des Allemands si les circonstances de la guerre n’avaient conduit ceux-ci à desserrer d’eux-mêmes leur étreinte pour faire face à la succession des crises dans les autres secteurs du front. À moins que, comme à Stalingrad, la défense rue par rue et maison par maison n’ait réussi à embourber l’élan des assaillants.
Devant une chronique de ce genre, qui montre les innombrables conséquences de la lutte dans les domaines les plus divers et souvent les plus modestes, on se demande quels sont le rôle et le sort des grandes villes dans les conflits modernes. L’agglomération de millions d’habitants sur une surface restreinte décuple les dangers auxquels ils sont exposés ; mais l’accumulation des ressources de toute nature – hors les ressources alimentaires – multiplie les possibilités de réaction, malgré l’attitude initialement passive que peut avoir une grande ville devant le cataclysme qui la menace et s’abat sur elle. L’exemple de Leningrad mérite, à cet égard, d’être étudié de très près. Le présent ouvrage donne des indications générales utiles ; mais il serait avantageusement complété par une étude plus technique. ♦