La guerre d’Indochine. T. II : L’humiliation
Il est difficile de porter un jugement objectif sur ce livre, dont on peut cependant assurer que le lecteur le lira jusqu’au bout. La guerre d’Indochine était-elle vraiment, dans les années 1949-1950, celle que décrit Lucien Bodard ? Un tel amas de boues, dont les plus gluantes et les plus répugnantes n’étaient pas celles des rizières, mais se trouvaient dans les esprits et dans les cœurs de tant et tant d’hommes, si divers par leur race, leur milieu, leurs idées, leurs raisons de vivre ? Ces hommes étaient-ils tous, ou presque tous, ces cyniques ou ces fantoches dont l’auteur fait une caricature impitoyable, ces obsédés de piastres, de plaisirs ou de gloire facile qu’il dépeint avec une verve, un raffinement – on n’oserait écrire une sorte de délectation – qui subsistent de la première à la dernière page ? Ni les hommes politiques, ni les grands administrateurs, ni les chefs militaires ne trouvent, à de très rares exceptions près, la moindre complaisance sous une plume dure, acerbe, qu’aucun qualificatif ne rebute ni n’arrête.
S’il s’agissait d’un roman noir, on rendrait sans réticence hommage au grand talent de Lucien Bodard ; il évoque avec une sûreté de touche, souvent avec une réelle maîtrise, les bas-fonds de l’âme humaine, les situations les plus scabreuses et les plus désespérées. Mais il s’agit d’histoire.
Ce livre est une transposition épique d’une réalité jugée quinze ans plus tard, alors que l’échec et le désastre ont sanctionné des intentions et des actes qui n’étaient certainement pas si noirs au moment où ils ont été proposés ou accomplis. Ceux qui ont connu les acteurs que Lucien Bodard met en scène ne pourront jamais croire qu’ils étaient ces êtres entièrement féroces, entièrement veules, entièrement fourbes, entièrement stupides qu’il dépeint. Ils auront, pour les plus durement marqués d’entre eux, un réflexe de charité, et sans doute de réhabilitation après tant de mises en accusation.
Que l’édifice indochinois ait été pourri dans son ensemble, et que ce soit là sans doute la principale raison de notre effondrement, si lourd de conséquences immédiates et lointaines, nul ne peut ni ne cherche à le nier. Que la description de cette pourriture fasse partie de l’histoire et mérite d’y figurer, nul ne saurait le contester. Mais il y avait aussi des solives en bon état, des parties intactes, qui, elles aussi, font partie de la même histoire et, au même titre que ce qui était laid et bas, doivent être placées dans le second plateau d’une juste balance.
Lucien Bodard décrit le revers de la médaille, pratiquement il ne décrit que lui. Il y avait en Indochine autre chose que cela. C’est ce qui a permis le redressement effectué à l’arrivée du général de Lattre, qui, bien qu’il ait été éphémère pour de multiples raisons, n’aurait pas pu être réalisé sous la seule impulsion du génie d’un seul homme si tout avait été pourri.
Ceci dit, on ne peut qu’admirer la vigueur avec laquelle l’auteur a peint sa longue fresque, l’étendue de son information, la précision de ses jugements. Mais il y manque la pitié, ou plutôt ce que les chrétiens appellent l’amour. ♦