Le phénomène humain / Introduction à la pensée de Teilhard de Chardin / Lettres de voyages / Naissance du monde
Deux visions du monde et de la création
« Depuis qu’il y a des hommes et qui pensent » la préoccupation supérieure qui anime la spiritualité humaine est la recherche du sens du monde où nous vivons. Par rencontre, plusieurs ouvrages récents rendent compte de recherches effectuées dans ce domaine. Les quêtes respectives s’exercent sur des plans différents. Il a paru intéressant de présenter ensemble ces livres et de rapprocher leurs points de vue.
Il ne peut pas être question d’analyser ici ces deux livres considérables que sont Le Phénomène humain et Naissance d’un Monde. Notre propos est seulement d’en donner le sens, de comparer l’un à l’autre et surtout de faire naître le désir d’aller plus avant dans la connaissance de la pensée des deux auteurs.
Pour les deux autres livres, qu’il suffise de savoir que les Lettres de voyage sont une vivante illustration, et confidentielle, du caractère, de l’intelligence et de la haute spiritualité du Père Jésuite, – que l’Introduction de Tresmontant est un magnifique panorama de la pensée du savant et l’indispensable guide offert à toute entreprise destinée à pénétrer cette pensée.
L’interprétation de ces œuvres est difficile. Elle a donné lieu à de profondes divergences. Savants, théologiens et philosophes se sont affrontés. Nous ne saurions prendre parti. Il nous est apparu plus sage d’adopter, le plus souvent possible, les termes mêmes employés, soit par les auteurs, soit par des commentateurs qualifiés.
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Le Père Teilhard est avant tout paléontologiste et biologiste. Ses premiers mots sont pour nous avertir que son ouvrage doit être lu « comme un mémoire scientifique » et non pas comme un essai théologique. Ce n’est pas qu’il exclue « l’action des causes profondes menant tout le feu », mais il admet « qu’il y a des plans différents et successifs de connaissance » et qu’en particulier « il y a place pour tout ce qui viendrait à exiger une somme transexpérimentale de connaissance ».
Lorsqu’il aborde l’Évolution, son souci est de rechercher le sens de cette évolution, « sans quitter le domaine des faits scientifiques ». Il arrive à une première constatation : « L’Univers n’est pas une chose “posée là” mais une série de choses qui sont en train d’être créées les unes à partir des autres ». L’Univers est donc en genèse.
Poursuivant son étude, il dégage une loi de récurrence : la loi de complexité-conscience. « Au cours du temps, la matière s’est orientée vers des états de plus en plus complexes et de plus en plus improbables et l’émergence de la conscience se trouve expérimentalement liée à cette augmentation de complexité ». Cette augmentation conduit au paramètre de céphalisation. « Quel que soit le groupe animal dont on étudie l’évolution, c’est un fait remarquable que, dans tous les cas, le système nerveux s’accroît avec le temps en volume et en arrangement et, simultanément se concentre dans la région antérieure, céphalique du corps. »
À partir de cette étape l’Univers va franchir un pas important, celui de la réflexion. « La Conscience, pour la première fois sur Terre s’est reployée sur soi jusqu’à devenir Pensée. » « La réflexion, cette qualité psychologique d’un être qui, non seulement SAIT, MAIS SAIT QU’IL SAIT, nous ne réalisons pas assez dans notre esprit combien – par le simple pouvoir qu’elle nous confère de penser le monde, de prévoir l’avenir, et jusqu’à un certain point, de diriger notre propre évolution – elle suffit pour expliquer, à elle seule, la soudaine avance prise par l’Humain sur tout le reste de la Vie. »
Au moment même de la prise de conscience de l’homme, un autre phénomène s’est annoncé : celui de la convergence de l’évolution. « L’Humanité, après avoir graduellement couvert la Terre d’un tissu vivant, lâchement socialisé, est en train de se nouer sur soi (racialement, économiquement, mentalement) avec une vitesse et sous une pression constamment accélérée… Irrésistiblement… le monde humain est entraîné à faire bloc. Sur soi-même, il converge… Nous connaissons les atomes, sommes de noyaux et d’électrons, les molécules, sommes d’atomes, les cellules, sommes de molécules… N’y aurait-il pas, en avant de nous, une Humanité en formation, somme de personnes organisées… Et n’est-ce pas là, du reste, la seule manière de prolonger par récurrence (dans la direction de plus de complexité centrée et de plus de conscience) la course de moléculisation universelle ? » C’est ainsi que Teilhard de Chardin est amené à envisager une noosphère, ou sphère pensante, concentrique à la biosphère, dont la tendance à l’unité biologique est déjà réelle et dont une unité plus complète est prévisible.
Que si, extrapolant, nous prolongeons maintenant les conséquences de la loi de récurrence vers l’avenir, il s’impose à notre esprit que l’Univers tend vers un sommet. C’est le « point Oméga cosmique ». À son propos, citons le Père, pour conclure :
« Ce qui, tout à l’origine, a fait l’homme une première fois, c’est, nous le savons, l’accession de la conscience individuelle à la réflexion.
Ce qui, au cours des siècles suivants, mesure les progrès de l’Humanité, c’est (j’ai essayé de le prouver) une augmentation de ce pouvoir réflexif par réflexion conjuguée des consciences humaines entre elles.
Eh bien, par raison de continuité et d’homogénéité, ce qui couronnera et limitera l’Humanité collective au terme de son évolution, c’est, et ce ne peut être, que l’établissement d’une sorte de foyer ponctuel au centre de l’appareil réfléchissant pris dans sa totalité.
Ainsi envisagée, l’Histoire humaine se développerait donc tout entière dans l’intervalle compris entre deux points critiques : un premier point, inférieur et élémentaire ; et un deuxième point, supérieur et noosphérique de réflexion. Biologiquement parlant, l’Humanité ne s’achèvera, elle ne trouvera son équilibre interne (pas avant quelques millions d’années peut-être) que lorsque, sur elle-même, elle se trouvera psychiquement centrée. »
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C’est par l’analyse psychologique des symboles, concepts et croyances de la Bible que Werner Wolff entend découvrir le sens du monde où nous vivons. « Mais nous savons que ce sens n’est pas dans la réalité visible ; c’est notre esprit qui nous relie à toutes choses. Nous voudrions connaître les desseins, la règle du jeu, afin de prévoir et de comprendre le plan de notre existence. La quête d’une synthèse perdue, et de la clé qui en ouvrirait la compréhension voilà ce qui a motivé cette étude… Dans les temps anciens, le monde était un. Ce que nous appelons aujourd’hui le monde de la physique, de la sociologie, de la psychologie, et le monde de la philosophie, étaient intégrés en un seul système. C’est pourquoi cette synthèse perdue, je l’ai recherchée dans la Bible qui donna jadis à notre culture ses valeurs… »
Selon les auteurs bibliques, les lois de l’existence sont données au moment de la création du monde et l’homme les comprend grâce à une interprétation symbolique de l’existence. La loi primordiale de l’être, c’est la genèse, la force de développement inhérente à Dieu, à la nature, à l’homme.
Le développement implique le mouvement, l’action et le progrès, vers des manifestations de plus en plus hautes. La notion de mouvement pousse l’homme à lutter avec son entourage, à s’enquérir dans le royaume de l’esprit, à s’individualiser dans le royaume de l’âme. Mais l’évolution suit les chemins de la loi ; ce sont la loi cosmique, la loi sociale, la loi psychologique qui déterminent le développement dans l’ordre du corps, de l’esprit et de l’âme ; elles agissent aussi bien dans la société que dans la nature…
Ainsi la loi de la Genèse produit ce complexe de relations dont Dieu lui-même ne peut être exclu. L’interprète montre quelles sont les relations réciproques entre Dieu et l’homme, entre l’homme et la société, entre le corps et l’esprit, l’action et l’imagination. Sous cette triple détermination de la loi, du développement et de la relation, les phénomènes du monde sont coordonnés par l’énergie qui s’appelle la sainteté.
Cette énergie, c’est Dieu et l’homme qui en usent dans l’acte créateur. Le cosmos et le monde physique, social et psychologique correspondent entre eux puisque tous les phénomènes sont reliés entre eux. Ni le monde spirituel de Dieu, ni le monde matériel de la nature, ni la réalité dans la sphère d’action sociale ne sont les modalités uniques du développement de l’homme. Dans l’unité du monde spirituel et matériel, le rêve et la réalité convergent. L’éthique du monde intérieur de l’homme a la même réalité que les forces du monde extérieur de la nature. Ainsi la Genèse crée la loi, la loi produit des relations réciproques et de ces relations naît l’éthique.
Un plan unique apparaît. Les phénomènes cosmiques, sociaux, psychologiques et éthiques sont les aspects variés de la même chose. Le physique participe de la métaphysique et de l’éthique ; c’est-à-dire que les phénomènes de la nature sont aussi des faits d’ordre éthique. Le concept d’un Dieu unique aboutit à celui de Dieu unifiant toutes choses. Dans cette unité tout a sa place et sa sécurité et il existe une relation de toutes choses entre elles.
Imprégné de cette conception, l’homme biblique surmontait l’insécurité sociale, l’inquiétude d’esprit et l’angoisse de l’âme. Comme il n’y avait pas de doctrine de l’existence exclusive du monde matériel, il pouvait surmonter la peur de la mort. Comme le monde spirituel n’était pas le seul déterminant, la vie, le corps et l’action jouissaient de leurs droits. Et puisque les deux domaines se compénétraient, l’homme assumait la responsabilité de lui-même, de son entourage, du monde et de Dieu. Le monde n’était pas donné à l’homme comme quelque chose qui est, mais qui est en devenir.
C’est pourquoi l’homme n’est pas seulement partie de la genèse, mais il est aussi responsable de la genèse. Comme aventurier il stimule partout la genèse, dans sa méditation il stimule en lui-même une genèse ; par sa recherche mentale il provoque un développement dans tous les domaines de la vie, et dans sa dévotion religieuse il contemple dans son âme le thème symbolique de la genèse. L’histoire de la création du monde, cette histoire du développement des forces devient donc un récit cosmique, social et psychologique. »
L’homme biblique, en réponse à la question formulée par Plutarque : « Quel est donc l’être qui existe réellement ? » aurait donc répondu : « C’est la genèse, c’est le devenir qui existe réellement. »
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« Suivant pas à pas l’histoire de la création, telle qu’elle est conservée dans la Genèse, Werner Wolff illustre les concepts psychologiques et métaphysiques qui fondent son interprétation et en montre la permanence et l’universalité.
« Ce que le Père Teilhard de Chardin conçoit à partir de la paléontologie et de la biologie, Werner Wolff l’examine d’un point de vue psychologique et ethnologique. Le premier voit les espèces se diversifier jusqu’à l’homme conscient et capable d’adoration, tandis que pour Wolff l’homme continue à participer à la création en ce qu’il la vit métaphysiquement, le sommet de sa genèse étant le Saint, à la fois attribut de Dieu et lieu vers où tendent les énergies de l’homme. »
Là où l’un dit que l’Univers « est une série de choses qui sont en train d’être créées les unes à partir des autres », l’autre réplique : « C’est la genèse, c’est le devenir qui existe réellement ». Teilhard démontre que l’homme est l’axe du réel et lui donne son sens ; Wolff admet que l’homme est responsable de la genèse. Pour le Père Jésuite, la fin finale, le lien de convergence de l’Univers est le point Oméga, attribut suprême de spiritualité ; pour le psychologue de la Bible, le sommet de la genèse est le Saint.
Ainsi voyons-nous deux penseurs contemporains, partis de points de vue différents, cheminant par des voies dissemblables, arriver à des conclusions bouleversantes de similitudes. ♦