Croisade en Europe
« L’Europe était en guerre depuis plus d’un an, lorsque nous commençâmes à nous alarmer de l’insuffisance ridicule de nos défenses. » « Il ne fallut rien moins que l’attaque sur Pearl Harbourg pour démontrer aux États-Unis que c’en était fini d’hésiter entre des situations de compromis et l’action décisive, et qu’il s’agissait dorénavant d’une lutte pour la vie. »
Celui qui écrit ces lignes n’était que lieutenant-colonel en 1939. Il allait travailler à la création de la machine de guerre qui devait amener l’écrasement de l’Allemagne, devenir le généralissime des armées alliées, imposer, en mai 1945, la paix sans conditions aux généraux allemands. On conçoit quel peut être l’intérêt des mémoires qu’il a rédigés et qui nous sont présentés aujourd’hui dans une bonne traduction. Les lire, c’est revivre les événements tragiques de 1939 à 1945 avec un des principaux acteurs de ce drame mondial, avec une haute personnalité qui unit l’intelligence la plus ouverte à la sûreté de l’exécution. Son exposé ne vise qu’à la clarté et à l’objectivité, mêlant aux considérations stratégiques des remarques d’ordre psychologique et moral. Une œuvre grandiose contée avec la plus parfaite simplicité, voilà ce qui fait l’attrait puissant de ce livre.
Relevons-en quelques points saillants : la formation d’une coalition qui, loin de se désagréger pendant la lutte, est devenue toujours plus étroite, fait des plus remarquables dans l’histoire du monde. Les préparatifs de débarquement en Afrique, l’attitude des forces françaises, le rôle du général Giraud et de Darlan, le débarquement en Sicile et en Italie. Le projet de débarquement sur la côte normande, soutenu par Eisenhower contre Churchill qui, pour des raisons diplomatiques, aurait préféré une attaque dans les Balkans. Le long travail d’organisation pour une périlleuse entreprise où tout était à créer, le débarquement malgré des conditions atmosphériques peu favorables, la percée, les combats autour de Caen et de Cherbourg à Falaise, l’exploitation du succès, l’immense travail de ravitaillement pour pousser de l’avant, le rôle joué par les forces françaises libres que Eisenhower tient pour très important, les rapports avec les généraux Leclerc et de Gaulle, la délivrance de Paris, l’invasion de l’Allemagne, la rencontre avec Staline, les conversations avec le maréchal Joukov, etc. Autant de pages ou de chapitres qui nous éclairent sur le passé que nous avons douloureusement vécu et qui sont parfois un avertissement pour l’avenir ; témoin ce passage des entretiens avec Joukov (p. 532) : « Le maréchal semblait être un ferme partisan de l’idéal communiste. Il disait que, selon lui, le système soviétique de gouvernement était basé sur l’idéalisme, et le nôtre sur le matérialisme. En exposant cette opinion, il fit remarquer, tout en s’excusant d’émettre une critique, qu’il avait l’impression que notre système faisait appel à tout ce qui était égoïsme dans l’individu. D’après lui, nous amenions un homme à produire en lui disant qu’il pourrait conserver ce qu’il gagnait, qu’il pourrait dire ce qui lui plairait et que, dans toutes les circonstances, nous lui permettrions d’être, en beaucoup de choses, une entité indisciplinée et non dirigée à l’intérieur d’un grand tout national. Il me demanda d’essayer de comprendre un système qui tâchait de substituer à de tels mobiles le dévouement total de l’homme au grand tout national dont il est un élément. Malgré ma désapprobation totale pour de telles conceptions et bien que je condamne tout système qui engendre la dictature, la sincérité du maréchal Joukov ne faisait pour moi aucun doute. »