Les débats
L’arme alimentaire
Interventions des auditeurs
• Les problèmes de l’énergie et de l’alimentation ne sont pas totalement indépendants. Une relation serait à établir. Il n’est pas sûr, en particulier, qu’il n’y aurait pas de problème d’approvisionnement s’il n’y avait pas de difficulté de transport. De toute façon, pour ravitailler ceux qui ont encore faim, il faut augmenter considérablement la production, ce qui nécessite plus de terres, plus de main-d’œuvre, plus d’équipement. S’il existe des possibilités aux États-Unis, les capacités européennes sont très largement utilisées. Les capacités mondiales ne sont donc peut-être pas à la mesure du défi de la faim dans le monde. Actuellement, les animaux consomment énormément de céréales, et c’est là qu’est le problème.
La division internationale du travail paraît également très contestable. Pour transporter une tonne de blé d’Australie en Angleterre, on dépense 120 litres de pétrole, la moitié de ce qu’il faut pour produire en Angleterre les engrais azotés nécessaires pour augmenter de la même quantité la production britannique de céréales. Grâce à la télédétection par satellites, on peut maintenant prévoir en temps utile les probabilités de récolte dans les grands pays où elles sont difficiles à connaître par d’autres moyens. Ceci constitue un atout extraordinaire qui permet à celui qui dispose de cette arme d’acheter ou de vendre dans des conditions extrêmement intéressantes pour lui.
Les transferts de technologie vers les pays pauvres sont bien plus difficiles en agriculture que dans le domaine industriel. En Malaisie par exemple, on peut installer une usine très « sophistiquée ». En revanche, il n’est pas possible d’y promouvoir aussi aisément une agriculture moderne.
Il est enfin nécessaire de signaler la dépendance de l’Europe vis-à-vis des protéines américaines. Depuis 1966, où a été lancé le premier cri d’alarme, jusqu’à maintenant, en 1979, nos importations de soja ont augmenté de 40 %.
• Tout le monde est d’accord pour reconnaître les difficultés d’un recours à l’arme alimentaire pour des raisons morales, politiques et même pratiques. La disposition de ressources agroalimentaires peut cependant constituer, plus légitimement, un moyen d’influence ou d’action dans les mains d’un pays ou d’un groupe de pays. Actuellement, les Américains paraissent être les seuls à détenir cette capacité. Il devrait être possible d’assigner à la CEE des objectifs à long terme dans ce domaine. Le premier de ces objectifs serait de se libérer des dépendances dont on a parlé, mais on pourrait également envisager une certaine capacité d’action, ne serait-ce que pour éventuellement contrôler, corriger ou compenser l’action des États-Unis dans ce qu’elle pourrait avoir de contraire à notre conception des équilibres mondiaux.
• Il a été dit que, si les États-Unis se servaient de l’arme céréalière contre l’Union soviétique, celle-ci pourrait se trouver dans une situation difficile. Trois scénarios sont alors possibles. Le premier reviendrait, pour l’URSS, à considérer que la situation est supportable. Le deuxième serait une réaction de l’Union soviétique par la force, car elle considérerait la situation comme insupportable. Le troisième serait l’existence de déstabilisations internes à l’Union soviétique du fait du mécontentement profond entraîné par les difficultés qui seraient ainsi produites dans la vie des citoyens soviétiques.
• M. Pisani a montré de manière incontestable qu’à terme l’arme alimentaire était dans les mains des États-Unis. M. Saint-Geours a conclu en disant qu’ils étaient également la principale puissance financière. M. Lattès a été plus discret sur le rôle de ce pays en matière énergétique, mais on sait qu’il est à la fois producteur et consommateur (au dernier Sommet de Tokyo sa position n’a pas été totalement convergente avec celle des pays occidentaux). Il y a donc une extraordinaire concentration dans les mains d’un seul pays des possibilités d’intervention dans les différents domaines que nous avons explorés.
On peut se demander si on ne peut pas passer des vulnérabilités aux risques et aux menaces en déterminant des seuils critiques. L’effet de seuil est très net en matière d’endettement où, en deçà d’un certain niveau, la vulnérabilité n’est pas sensible, mais au-delà duquel le danger apparaît.
Il semble que cette notion de seuil de vulnérabilité se retrouve en agriculture et dans le secteur énergétique. On peut donc essayer de déterminer quels sont les seuils d’approvisionnement qui créent une vulnérabilité dans ces deux domaines, ou à partir de quel seuil, dans une clef de répartition, on est en présence d’une menace ou d’un risque.
En ce qui concerne les taux d’intérêt, je ne pense pas qu’on puisse les considérer comme une arme financière : c’est un instrument de concurrence. Mais il y a actuellement une sorte de doctrine ambiante qui est le monétarisme, doctrine que tous les États de l’Occident partagent, ou à peu près. Tous s’imaginent qu’en faisant monter les taux d’intérêt on luttera mieux contre l’inflation. Personnellement, j’estime que c’est une doctrine suicidaire, car lorsqu’on atteint des taux supérieurs à 10 %, ils s’impriment dans le tissu économique et financier et nourrissent l’inflation future. Pourquoi les pays occidentaux ne se réuniraient-ils pas un jour en un lieu secret pour décider de couper les taux par deux ou par trois afin de diminuer la pression sur l’ensemble du dispositif économique ?
Enfin, dernier sujet : quel est le type de stratégie que l’on peut envisager lorsqu’on est dans un système où les acteurs sont, si je puis dire, des acteurs objectifs non nationaux ? Je ne vois pas de type de stratégie sinon deux mesures qui ne relèvent pas de la stratégie : il faut d’abord revenir à l’« ordre monétaire » car le système des changes flottants est consubstantiel au désordre monétaire. Tant qu’on n’aura pas rétabli une certaine fixité des changes, les stratégies individuelles ne seront que ponctuelles et aléatoires. Cette remise en ordre implique une concertation entre les principales puissances. Il n’y a pas lieu d’être optimiste à cet égard. Du reste, il y a une relation très directe entre la manière dont se pose le problème monétaire et la manière dont se pose le problème du pétrole. Il y a également un lien entre les solutions à adopter dans ces deux domaines. L’Occident ne suit pas le bon chemin en continuant à tirer à hue et à dia en matière énergétique et en ruinant toute possibilité de revenir à un ordre monétaire. ♦