Histoire de l’armée française, 1914-1918
Histoire de l’armée française, 1914-1918
Il ne fallait pas moins que ces deux auteurs pour proposer un ouvrage de référence sur l’armée française au cours de la Première Guerre mondiale. Leurs expertises historiques et militaires leur ont permis de rédiger un travail de grande qualité permettant de remettre en perspectives certains faits oubliés et occultés en grande partie par le traumatisme de mai-juin 1940 (1). Il ne s’agit pas ici d’une histoire militaire de la Grande Guerre avec ses batailles mais d’une étude bien charpentée – 520 pages – sur les évolutions qui ont marqué l’armée face à la réalité des combats terrestres, navals et, fait nouveau, aériens. C’est donc une approche originale qui vient compléter l’abondante historiographie sur la « Der des Der ».
En un peu plus de quatre ans de batailles, tout a changé sans pour autant que les acteurs de l’époque en aient eu réellement conscience. Toutes les formes d’engagement ont été révolutionnées. Il y a ainsi peu de points communs entre le fantassin de la bataille de la Marne et celui du printemps 1918, si ce n’est la souffrance au combat. Tous les domaines de l’action militaire ont été profondément bouleversés pour gagner en efficacité opérationnelle et sortir de l’impasse tactique. C’est donc ce parcours qui fait l’objet de cet ouvrage passionnant et riche d’enseignements organisé en trois parties très complémentaires montrant comment l’outil militaire s’est adapté aux évolutions non prévues d’un conflit pensé pour être court.
La première partie porte sur les hommes et les organisations. Ainsi, il ne faut pas oublier que l’armée de 1914 a été construite par référence à la défaite de 1871 contre la Prusse devenue l’ennemi héréditaire pour toutes les générations de Français, des généraux entrés en service dans cette armée de la Revanche aux futurs mobilisés.
La IIIe République naissante a transformé de fond en comble la défense en lui donnant notamment les effectifs grâce au service militaire obligatoire qui lui-même a transformé la société française à partir des années 1880. Les auteurs éclairent ainsi ces quatre décennies qui ont permis à la France d’avoir une force de 800 000 hommes avant la mobilisation et de plus de deux millions et demi de soldats le 2 août 1914. Les efforts techniques doctrinaux, humains et financiers ont été efficaces, résultats d’années de préparation vers un conflit jugé inéluctable à partir de 1910. Il n’en demeure pas moins qu’il n’y a pas une armée, mais bien des armées (sans parler de la Marine) : l’active avec un corps des officiers très attaché à ses prérogatives mais d’origine sociale assez variée, les conscrits pour qui le service est le rite de passage à l’âge adulte et enfin les réservistes, futurs mobilisés, tous exerçant une activité professionnelle, très souvent pères de famille et qui rejoindront leurs unités à partir du 2 août 1914.
C’est ainsi que quasiment tous les Français entre vingt et quarante-neuf ans pour les hommes vont être concernés par la guerre, d’où l’impact qui en résultera pendant des décennies, tant sur le plan quantitatif que psychologique.
Les quatre chapitres montrent le processus de transformation. Ainsi, les premiers mois de guerre poussent à des adaptations empiriques pour répondre en urgence à la situation tactique. C’est l’exemple du Service de santé qui dut faire face à des pertes massives sans y être réellement préparé. Il sut se réorganiser tant sur le plan de la doctrine d’emploi que de ses équipements et ses ressources humaines avec une efficacité reconnue et des progrès majeurs en particulier pour la chirurgie (2). C’est à l’inverse la marginalisation progressive des unités de cavalerie devenues très vulnérables.
La période 1916-1917 voit les efforts porter leurs fruits malgré l’âpreté des combats à l’image de Verdun et de la Somme. La logistique absorbe de plus en plus de ressources tandis que les organisations se complexifient pour répondre aux besoins exponentiels du front. Et de fait, en 1918, l’armée est au sommet de son art tactique et organisationnel, lui permettant de réagir efficacement à l’offensive allemande du printemps et de devenir effectivement la meilleure armée au monde à l’issue de l’effondrement allemand.
La deuxième partie porte sur les hommes au combat, du simple soldat au Généralissime. Les six chapitres proposés sont extrêmement denses et permettent de mieux comprendre comment les hommes – la guerre restant une affaire masculine (3) – ont affronté les épreuves mais également comment ils se sont adaptés peu à peu avec un élément important, la diminution progressive des combattants en première ligne au profit des
non-combattants. L’artillerie et la logistique (4) vont absorber des effectifs croissants pour alimenter la ligne de front. Il faut ici souligner un chapitre particulièrement pertinent sur un sujet peu traité : le renseignement, qui s’est développé avec de nouveaux outils de recueil et d’analyse y compris avec les nouvelles technologies comme l’emploi des écoutes radio ou les photos aériennes.
La troisième et dernière partie montre les évolutions qu’ont connues les matériels avec l’apparition massive d’armes nouvelles comme les chars mais aussi les gaz, les moyens accrus du génie et l’artillerie. Ainsi, celle-ci était principalement dotée de l’excellent canon de 75 mm, mais qui s’est révélé insuffisant pour effectuer des tirs de contrebatterie face aux canons lourds allemands.
L’innovation a bien été un facteur essentiel de succès. Très vite, face aux impasses tactiques, il fallut improviser et expérimenter soit de nouveaux équipements, soit de nouvelles doctrines. La mise en place de commissions d’experts militaires et civils a été plutôt efficace pour sélectionner et mettre en œuvre les armes développées. En 1918, tout a changé par rapport à août 1914 avec liste très longue de ces innovations qui ont changé la guerre.
La Marine n’est pas oubliée, malgré un rôle contrasté, ingrat et relativement passé sous silence dans l’héritage mémorial de la Grande Guerre. La flotte française a rempli son rôle mais n’a pas eu l’occasion de conduire de grandes opérations, à l’inverse de la Home Fleet britannique.
À la différence de l’aviation, qui devient un outil important et auréolé d’un prestige toujours vivant. Si, au début de la guerre, l’aviation est encore une activité militaire très marginale, celle-ci va, dès le début du conflit, apporter une véritable plus-value et ne va, dès lors, cesser de se développer en couvrant un éventail élargi de missions allant de la reconnaissance au bombardement en passant par la maîtrise des airs. Les progrès techniques sont impressionnants avec le développement d’avions de plus en plus rapides et performants, mobilisant une partie de l’appareil industriel et suscitant de très nombreuses innovations technologiques, contribuant à faire de l’aéronautique française la première. L’aviation va également générer un nouveau type de héros – l’As – contrastant avec l’image du Poilu des tranchées, mais donnant – à tort – une image chevaleresque du combat aérien.
Le dernier chapitre porte sur les communications de commandement. On ne soulignera jamais assez le rôle croissant des transmissions qui ont contribué directement à la conduite de la bataille. Et ici, il y a la figure du général Ferrié, qui, non content d’organiser cette fonction, a également été un inventeur et un savant reconnu, amenant les systèmes français au plus haut niveau technique en 1918. Outre le téléphone et la télégraphie, la TSF et la radiophonie ont modifié peu à peu l’exercice du commandement tactique en accélérant la diffusion de l’information et des ordres. Hélas, ces acquis ne furent pas exploités durant l’entre-deux-guerres et l’avance française dans ce domaine fut perdue irrémédiablement.
Au final, cette fresque est non seulement passionnante mais aussi nécessaire et utile en réhabilitant en quelque sorte l’armée française. En effet, une certaine historiographie a beaucoup insisté sur le Poilu comme seul vainqueur, sacrifié par un commandement inhumain et incompétent. De fait, en proposant une lecture non idéologique du conflit, cette étude a le mérite de remettre en perspective les profonds changements qui ont affecté le système militaire tout au long de la guerre. Sa lecture est donc indispensable et je souhaite qu’un tel travail soit conduit sur l’armée française durant la Seconde Guerre mondiale. ♦
(1) La défaite de ce qui était considérée comme la meilleure armée du monde a laissé des cicatrices durant plus d’un demi-siècle, en particulier chez nos alliés américains qui ont longtemps mis en doute notre capacité à conduire un combat moderne.
(2) Le principe du triage des blessés a été mis au point pour faire face aux pertes massives et reste utilisé aujourd’hui comme ce fut le cas lors des attentats du 13 novembre 2015.
(3) La guerre a cependant permis un début d’émancipation féminine avec le besoin urgent de main-d’œuvre dès l’automne 1914, obligeant à recourir aux femmes pour des métiers jusqu’alors masculins.
(4) La Voix sacrée en est une des nombreuses illustrations de l’industrialisation de la logistique.