Le Premier XXIe siècle – De la globalisation à l’émiettement du monde
Le Premier XXIe siècle – De la globalisation à l’émiettement du monde
Encore un ouvrage sur la fin de la mondialisation, dont l’acte de décès a déjà été prononcé par de nombreux analystes ? Oui, mais pas seulement. Car l’ancien secrétaire général adjoint des Nations unies dresse d’abord, avec cet opus, la généalogie du vaste champ de ruines politiques dans lequel évolue l’Occident, où l’État protecteur est devenu l’horizon de toutes les attentes d’individus rongés par la peur. Tel est l’amer constat que dresse Jean-Marie Guéhenno en examinant les effets ravageurs de l’individualisme qui a été le moteur des sociétés occidentales depuis un demi-siècle, et singulièrement depuis la brutale accélération de 1989. Constat banal ? Non, car le penseur s’attache au fil des pages à en discerner les ressorts, les conséquences et, surtout, à proposer des voies raisonnables pour sortir de l’impasse en vertu de laquelle « l’individu est devenu la règle et le collectif l’exception ».
L’auteur commence par une confession : celle de l’aveuglement et des « mensonges » de 1989, qui ont fait croire à toute une génération de décideurs que la fin de l’URSS n’était autre que la victoire de la démocratie, ce nouveau point de convergence morale de l’humanité. Et, qu’en vertu d’un universalisme auto-réalisateur, le monde libéré pourrait passer en un clin d’œil du totalitarisme à la démocratie par une simple opération technique. Grave illusion, qui paraît totalement incongrue à nos yeux contemporains, mais sur laquelle s’est hélas fondée notre entrée dans la première partie du XXIe siècle.
La première conséquence maligne de cet aveuglement, aujourd’hui flagrante, a été une crise progressive, mais profonde de la politique traditionnelle, dont l’auteur rend très bien compte : alors que l’idée même de société devient suspecte après 1989, l’État se mue insidieusement en gestionnaire, faisant de ses citoyens des clients peureux d’un système de réduction de toute forme de risque. Dans cette dynamique, sociaux-démocrates et conservateurs voient se dérober sous leurs pieds le terrain politique sur lequel s’est construite leur légitimité, ouvrant grand la porte à deux fléaux : d’un côté, la dictature des institutions indépendantes non élues (banques centrales et autres commissions indépendantes, chargées de faire les choix que la représentation nationale ne sait plus assumer), et de l’autre, l’affrontement des identités qui a supplanté la confrontation classique des intérêts au sein d’une société plurielle mais cohérente. S’ensuit une profonde mutation du paysage politique, où le raisonnement laisse selon l’auteur la place au caractère, favorisant l’émergence de chefs politiques qui affirment plus qu’ils n’argumentent. Dans ce décor, voilà donc les passions humaines à vif. Mais ce n’est pas tout : s’y ajoute, pour faire bonne mesure, la fulgurante réorganisation – rien de moins – de la société sous l’effet des médias sociaux, qui affranchissent l’homme des contraintes de la géographie et de la rencontre avec la différence. Paradoxalement, cette nouvelle donne exacerbe les travers de l’individualisme, alors que dans le même temps « l’homme-masse » cherche à récréer du collectif.
Dans ce contexte de tension entre l’individu et le groupe sur fond d’effacement des lettres de noblesse de la politique, comment s’en sortir ? Ici, l’originalité du propos de Jean-Marie Guéhenno est sans doute de nous mettre en face des enjeux de l’attirance que peut produire le modèle chinois sur des dirigeants avides de solutions. La Chine, malgré ses rugosités politiques, n’a-t-elle pas réussi à faire la synthèse du développement économique et de la cohésion sociale ? Cette sagesse orientale n’est-elle pas la voie à suivre pour sortir de l’impasse d’un Occident tiraillé ? Non, répond l’auteur, en ouvrant l’espérance d’une troisième voie possible pour une Europe où l’équilibre entre le collectif et l’individu reste moins érodé qu’outre-Atlantique : en un mot, une solution alternative au choix entre le Léviathan chinois et la colonisation américaine, dans une Europe qui est mieux placée que sa cousine américaine pour penser les solutions face à l’émiettement du monde. Alors, quelles solutions ? Résumons-les en trois axes. D’abord, renouveler le politique en trouvant urgemment de nouvelles voies de représentations qui permettent de « sauver l’autorité sans créer la tyrannie » : autorité du politique à qui on confie plus que la simple gestion de ses peurs, tyrannie des marchands et des experts qui réduisent l’homme à une seule dimension. Ensuite, « recréer du particulier dans l’universel », en rompant définitivement avec l’arrogance de l’universalisme, mais sans tomber dans la juxtaposition des identités au sein d’une société inclusive, qui est un leurre. Enfin, en répondant à la question de l’équilibre que nous voulons établir entre l’individu et le groupe, en évitant le piège déjà évoqué de la société unidimensionnelle où l’homme est réduit à une seule composante économique, religieuse ou idéologique. Au fil des pages, Jean-Marie Guéhenno donne corps à ses trois axes avec des propositions concrètes.
Écrit au soir de l’année 2021, le propos de l’auteur de La Fin de la démocratie (1993) brille incontestablement par sa lucidité. La double dialectique « groupe-individu » et « privé-public », qui irrigue le raisonnement, donne une grande cohérence d’ensemble au propos. On appréciera notamment ses analyses sur les erreurs de la construction européenne et sur les illusions qui ont prévalu après 1989. On appréciera également ses vues sur l’avenir de la guerre (dont la guerre en Ukraine, survenue après la publication de l’ouvrage, confirme en partie la pertinence), et sur la place du militaire professionnel dans des sociétés où la défense de la nation laisse les citoyens – les clients de la sécurité ? – globalement indifférents. Pour autant, on regrettera la convocation tous azimuts de la notion de « valeurs », que Jean-Marie Guéhenno prend soin de ne jamais définir… fragilisant ainsi son raisonnement, tant il est vrai que les valeurs sont « le mou qui reste quand le dur [le sacré] est parti » (Régis Debray). ♦