La verticale de la peur. Ordre et allégeance en Russie poutinienne
La verticale de la peur. Ordre et allégeance en Russie poutinienne
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, se posent les questions de la résistance et de la protestation parmi les élites russes. Par cet ouvrage, Gilles Favarel-Garrigues met en évidence la façon dont celles-ci sont assujetties et muselées par un système administratif, qui tout entier repose sur des manigances et réseaux corrompus où chacun s’enrichit sur le dos de plus faible que soi.
Dans une société où l’on suspecte que les plus forts n’aient lu Thomas Hobbes qu’en diagonale, la « dictature de la loi » règne. Kompromat, chantage et violences permettent aux différents détenteurs du pouvoir de se maintenir et de s’enrichir à leur échelle. Quiconque chercherait à se défier du système, à nuire à plus fort que soi, serait alors réduit au silence par un usage détourné des règles et de la loi. La dissidence n’a ainsi pas sa place dans un monde où la justice est un moyen de réaffirmer sa domination politique et économique en piégeant ses rivaux. Du rule of law, au rule by law, il n’y a qu’un pas, aisément franchi depuis les années 1990 en Russie et renforcé sous le règne de Vladimir Poutine. La justice est érigée en instrument de domination politique, alors communément appelée en Russie la justice « au téléphone ».
La verticale de la peur se distingue par son analyse unique des coalitions entre différents réseaux administratifs, juridiques et répressifs qui s’appuient sur une mise en commun de leurs compétences professionnelles afin d’exercer autour d’eux un pouvoir fort. Le profit pécuniaire de ces pratiques réside soit dans l’offre de leurs services, ou en y recourant afin d’éliminer des rivaux économiques. Chacun devient alors un expert dans l’art d’appliquer la loi à la lettre afin de défendre ses intérêts propres ou ceux de clients.
Dans un style accrocheur, parfois proche du roman policier tant les histoires sont rocambolesques et la plume de l’auteur précise et détaillée, l’essayiste révèle que la « verticale du pouvoir » permet, en premier lieu, d’entretenir une vision ordonnée de l’État en valorisant notamment l’omnipotence d’un chef, Vladimir Poutine. Chacun, s’il veut continuer à jouir de privilèges, doit entretenir le système poutinien. Le Kremlin bénéficie de l’imaginaire collectif russe qui fait du fonctionnaire un personnage corrompu nuisant à la société dans son ensemble ainsi qu’au projet présidentiel. De fait, dénoncer les manigances de quelques-uns permet un report de responsabilité et de renforcer un peu plus le narratif présidentiel du fonctionnaire malhonnête.
Structuré en quatre temps, l’ouvrage étudie d’abord les trois déclinaisons de la « dictature de la loi » :
– au sein des milieux dirigeants où la moindre velléité d’autonomisation des subordonnés est neutralisée afin de préserver l’ordre politique poutinien ;
– à un échelon local, celle-ci devient un instrument employé des services répressifs (FSB, police…) et officines de renseignement privées dans un double mouvement public-privé, afin d’éliminer des adversaires tout en valorisant l’action des services répressifs publics (remplir des quotas d’arrestation/condamnation) ;
– enfin, au niveau des individus, où des justiciers autoproclamés disent répondre à une demande sécuritaire.
In fine, l’auteur met en évidence la convergence des trois dimensions de la dictature de la loi autour d’un agenda politique commun marqué par la défense d’enjeux moraux et de repli sur soi face, notamment, à un Occident décadent.
Gilles Favarel-Garrigues démontre qu’au sein de la société russe, la loi du plus fort réside dans un triptyque : la détention d’informations compromettantes, l’accès aux médias et le contrôle des décisions judiciaires dans les dossiers sensibles. Le renseignement économique devient pour les détenteurs du pouvoir une denrée vitale, quitte à être monté de toutes pièces. Les juges et magistrats jouent aussi un rôle dans cette justice expéditive, où le très faible taux d’acquittement dans les procès laisse entrevoir une manigance générale où tous se sont coordonnés en amont du procès. En parallèle, les professionnels de la dictature de la loi ont su jouer des frontières poreuses entre monde public et privé à une échelle locale. Officines de sécurité, huissiers, services de renseignement font fructifier leurs savoirs et les mettent au profit d’entrepreneurs désireux de faire disparaître la concurrence. Une véritable marchandisation des fonctions régaliennes (police, justice) s’opère. L’exemple des huissiers qui usent de renseignements privés pour piéger leurs cibles et leur extorquer davantage d’argent est clair.
La dictature de la loi, véritable « couteau suisse », est appropriée par ceux que Gilles Favarel-Garrigues appelle des « mercenaires du maintien de l’ordre ». Alors que des gangs s’affrontent dans les rues de Moscou dans les années 1990, certains capitalisent dessus. D’aucuns se sont mués en « entrepreneurs de la violence » monnayant un service de sécurité privé afin de pallier le manque de pouvoirs publics répressifs. Progressivement des sociétés privées parapolicières fourmillent, centrant leurs services autour de la lutte contre la drogue, la consommation d’alcool dans les espaces publics et la pédophilie. Elles sont suivies par la naissance à l’échelle individuelle de véritables justiciers autoproclamés, souvent partisans eux aussi d’un hygiénisme répressif. La prise vidéo de leurs coups d’éclat, leur permet d’illustrer leur propos tout en gagnant de l’argent par des systèmes de publicité en ligne ou subventions étatiques. Le cas du « vigilante » Davyditch est intéressant. Propriétaire d’une BMW à la couleur dorée tapageuse, il se mettait en scène faussement alcoolisé, afin de capturer en vidéo des policiers acceptant un pot-de-vin en échange de leur silence. Mettant ainsi en évidence la corruption de ces milieux, il a voulu s’attaquer à trop grand en 2016 : l’État-major de la police, mais cela s’est conclu pour lui par une condamnation à quatre ans de prison.
Ces logiques verticales de gouvernance et de microentreprises justicières ouvrent la voie à des coalitions d’intérêts. Ces divers détenteurs de pouvoirs coercitifs spéculent sur un héritage de la guerre froide où États-Unis et libéralisme riment avec dissolution des mœurs. Ce danger de subversion par l’extérieur et l’intérieur, pousse à un réinvestissement politique des enjeux moraux et à la promotion d’une norme sociale à la fois sobre, viriliste et hétérosexuelle. La rhétorique belliciste qui en découle permet, depuis le retour de Poutine à la présidence en 2012, de faire taire la dissidence, et aux autres bénéficiaires de la dictature de la loi de continuer à renforcer la mécanique de leurs business à leur échelle.
Le caractère relationnel du pouvoir en Russie est hérité de l’ère soviétique. C’est bel et bien par la cooptation que se détermine l’octroi des ressources inhérentes au pouvoir. La marge de manœuvre pour contester ou modifier le système est quant à elle inexistante, face à cette verticale de la peur. ♦