La Guerre des mondes – Le retour de la géopolitique et le choc des empires
La Guerre des mondes – Le retour de la géopolitique et le choc des empires
« C’est une guerre des mondes qui se prépare, celle qui opposera, davantage que deux blocs militaro-économiques, deux familles élargies. » C’est de cette partition entre deux univers et de ses conséquences dont il est question dans le dernier essai du directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Car, au fond, à quoi assistons-nous dans notre XXIe siècle bien entamé ? À une dérive, progressive mais certaine, entre deux plaques tectoniques.
D’un côté, le monde libéral, caractérisé par la valorisation de l’autodétermination, par le primat de l’individu, par la méritocratie, par le progressisme culturel… un monde euro-atlantique et Indo-Pacifique : en un mot, l’Occident et ses partenaires. De l’autre, le monde antilibéral, attaché aux sphères d’influence, à l’étatisme, au primat du collectif, au conservatisme culturel… un monde eurasiatique et continental, qui regroupe plusieurs empires revanchards. Le second monde est le plus nombreux, et beaucoup s’inquiètent de sa montée en puissance et de son autonomisation par rapport au premier monde. Et, dans le même temps, il est devenu commun de s’alarmer sur le supposé « déclin » du premier monde, qui serait au passage responsable du revanchisme des empires contrariés (idée que Bruno Tertrais s’attache à contrer dans cet essai). En tout état de cause, la dérive entre ces deux familles, qui cherchent à agréger le plus de membres possibles, est aujourd’hui nettement perceptible et se traduit par de nombreuses lignes de fracture : financières, sociales, culturelles, industrielles, énergétiques. Dans tous ces domaines, c’est bien à une autonomisation réciproque à laquelle nous assistons, sans pour autant tendre à un découplage intégral.
Tout cela est-il nouveau ? Pas vraiment, selon l’auteur, qui rappelle opportunément que notre monde a en réalité toujours été « VUCA » (volatil, incertain, complexe et ambigu), et que l’illusion de la stabilité du passé est rétrospective. Le monde n’a cessé d’être secoué par des turbulences, y compris lors de la période de bipolarité si caractéristique de la guerre froide. Aussi, tout en se méfiant des analogies historiques trop rapides (en particulier celle des années 1930 jugée non pertinente), l’auteur estime que nous revivons une période similaire à celle des années 1950, où deux systèmes antagonistes se structuraient sans pour autant foncer tête baissée vers l’affrontement direct.
Dans ce contexte, quels sont les rapports de force à l’œuvre ? C’est sur cette question que La Guerre des Mondes nous offre une analyse d’une rare hauteur de vue. Loin de résumer l’opposition entre ces deux mondes à un combat manichéen entre démocratie et autocratie, Bruno Tertrais étudie avec nuance les points de frictions entre les deux univers, ainsi que les perceptions et les dilemmes sécuritaires qui prévalent de chaque côté. L’auteur fait en particulier « parler » les questions ukrainienne et taïwanaise, pour révéler ce qu’elles disent des rapports de force et des affinités à l’œuvre entre États-Unis, Russie, Chine et Europe. Loin de dresser un tableau apocalyptique des décennies qui s’ouvrent, et sans nier les montées de fièvres ponctuelles, Bruno Tertrais met en lumière les cordes de rappel qui sont autant de freins à un emballement conflictuel entre les grands acteurs des deux mondes : l’interdépendance économique (qui restera forte en dépit de l’autonomisation à l’œuvre), les alliances, et, enfin, la dissuasion nucléaire, cette cause majeure de « longue paix ». Dans son analyse, il s’inscrit notamment contre la théorie du déclin de l’Occident, ce dernier ayant de « beaux restes » et faisant la course en tête dans de nombreux domaines. Il montre que les autocraties, malgré leur verve déclaratoire et leur rattrapage économique prévisible, sont au contraire percluses de handicaps face à des démocraties bien plus stables dans le temps long (« si les autocraties ont le temps, les démocraties ont la durée »). Bruno Tertrais fait au passage un sort à quelques concepts en vogue tels le « Sud global » ou la « diplomatie transactionnelle », tout en récusant de manière convaincante l’image désormais classique, mais très grossière, du « piège de Thucydide » appliquée aux rapports entre Washington et Pékin. Son analyse des scénarios possibles autour de Taïwan permet ainsi de mettre en lumière les atouts et les faiblesses de deux mondes, et montre que rien n’est joué d’avance. Enfin, l’auteur appelle au « sens de la nuance et de la complexité », en mettant en avant trois « inconnues fondamentales » dans l’équation géopolitique de notre temps : le futur des relations transatlantiques, l’avenir des liens entre Pékin et Moscou, et les choix qui seront faits par l’Inde dans sa compétition avec la Chine.
Le lecteur appréciera les « huit leçons pour les démocraties » sur lesquelles se referme l’ouvrage. Parmi celles-ci, on retiendra en particulier son appel à accepter l’épreuve de force imposé au monde occidental, citant au passage le général de Gaulle en 1961 : « les puissances occidentales n’ont pas de meilleur moyen de servir la paix du monde que de rester droites et fermes ». ♦