Entre l’instabilité à l’est et au sud de la Méditerranée ou l’aggravation de la situation en Ukraine, le tableau est sombre avec une dégradation en perspective. De fait, de nouvelles ruptures stratégiques sont possibles, entraînant des conséquences encore imprévisibles mais qui nous imposent d’anticiper et d’agir.
Sud de l’Europe - Flanc sud : il faut réagir
Southern Europe—The Southern Flank: We Must React
The instability to the east and south of the Mediterranean and the worsening situation in Ukraine together paint a sombre picture, seemingly with worse to come. It is clear that new strategic break-ups are likely, bringing with them as-yet unpredictable consequences that will force us to anticipate and act.
En ce début d’année 2024, la ceinture de feu des conflits s’est renforcée autour de l’Europe : l’Ukraine en mauvaise posture à l’Est, l’Azerbaïdjan à l’affût, la guerre entre Israël et le Hamas qui se prolonge au risque de déstabiliser le Moyen-Orient, et le chaos qui s’installe dans la zone soudano-sahélienne.
Le débat sur la guerre en Ukraine est relancé par les difficultés sur le terrain de l’armée ukrainienne, l’assurance affichée par Vladimir Poutine après sa réélection sans surprise et l’hypothèse d’un désengagement américain en cas de victoire, désormais crédible, de Donald Trump à l’élection présidentielle du 5 novembre 2024. Le président Macron en a pris acte et a lancé le débat d’une implication militaire à terre des forces armées européennes, créant une forme de cacophonie effrayée mais instillant auprès des populations la question d’une implication plus concrète de l’Europe dans une guerre qui la concerne au premier chef. À cet égard, il convient de souligner l’importance de l’adhésion pleine et entière de la Suède à l’Otan (la Hongrie du président Orban, après la Turquie, ayant levé ses réserves) qui, après celle de la Finlande, offre à l’Alliance atlantique une réelle profondeur stratégique en Baltique. La Russie ne s’en servira-t-elle pas comme prétexte pour pousser ses pions plus fermement en direction de son enclave de Kaliningrad en déstabilisant les États baltes ?
Le président azerbaïdjanais Ilham Aliev, qui vient de se faire réélire dans une parodie d’élection, a probablement compris lui aussi l’efficacité d’une frappe ou d’une action visant à sidérer l’adversaire. L’Arménie pourrait en refaire bientôt les frais car les tensions ne faiblissent pas entre Bakou et Erevan.
Concernant Gaza (1), le gouvernement français revient discrètement dans le jeu en offrant un cadre efficace de négociation entre Israéliens, Palestiniens, Américains, Qataris et Égyptiens. C’est une bonne nouvelle. Un accord de cessez-le-feu de quelques semaines envisageant la libération croisée d’otages israéliens et de prisonniers palestiniens est toujours sur la table, à condition que Benyamin Netanyahou ne la torpille pas in extremis, puisque sa stratégie consiste manifestement à faire durer les hostilités (2), si possible jusqu’à l’élection présidentielle américaine. Le Premier ministre israélien fait clairement campagne pour Donald Trump et espère que celui-ci lui lâchera la bride s’il venait à être élu. De son côté, le Hezbollah encaisse les frappes israéliennes dont l’intensité s’accroît, en répondant de façon ciblée, sachant qu’il n’a aucun intérêt à se laisser entraîner dans une nouvelle guerre dont il sortirait affaibli.
En attendant, les conséquences de ce conflit restent visibles en mer. Les Houthis, alliés du Hamas et de l’Iran, poursuivent leur stratégie de harcèlement à l’encontre du trafic maritime en mer Rouge (3). Si les premiers concernés (Égypte, Arabie saoudite notamment) sont pétrifiés à l’idée de s’afficher dans le mauvais camp, les Occidentaux réagissent comme le prouvent les pays participants à l’opération américaine Prosperity Guardian et le lancement de la mission d’escorte de l’Union européenne Aspides (« bouclier protecteur » en grec ancien) à laquelle participent deux frégates françaises (les Fremm Languedoc et Alsace). Cette opération, purement défensive, permettra de protéger les bâtiments des compagnies maritimes européennes qui dominent le marché mondial du transport de conteneurs (le français CMA-CGM, le danois Maersk et l’italo-suisse MSC) qui ont intérêt à ce que ce corridor maritime stratégique soit sécurisé. Si ces deux missions permettent à certains Occidentaux d’affirmer leur détermination à défendre leurs intérêts, par la force si nécessaire pour les Américains et les Britanniques, elles présentent néanmoins des risques réels d’enlisement et d’attrition qui doivent être pris en compte (4). Les États-Unis, qui disposent de moyens considérables, ne semblent pas s’en effrayer et ripostent systématiquement aux attaques des Houthis.
L’Iran semble désireuse d’éviter l’escalade malgré les frappes américaines à la frontière irako-syrienne en représailles de l’attaque sur des soldats américains en Jordanie. Inutile d’inquiéter la population iranienne, déjà sur les dents, dont une minorité est allée voter (41 % de participation) pour conforter les factions conservatrices à la tête de la République islamique lors du 1er tour des élections législatives le 1er mars.
Sur le continent africain, les décompositions et recompositions sont également à l’œuvre. La levée sans contreparties des sanctions de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) contre le Niger – qui avaient été adoptées à la suite du coup d’État du 26 juillet 2023 – confirme la crainte des dirigeants ouest-africains de voir se déliter cette organisation sur laquelle repose l’architecture économique et politique de la région en raison du retrait de celle-ci annoncé par le Mali, le Niger et le Burkina Faso au profit de la nouvelle Alliance des États du Sahel (AES). Ces trois pays, tout aussi débordés par les attaques djihadistes que l’ont été précédemment leurs partenaires français, européens, onusiens ou africains, confirment leur stratégie consistant à multiplier les alliances alternatives à l’Occident avec la Russie, la Turquie, l’Iran ou le Qatar, notamment (5). Le Niger vient de franchir une étape supplémentaire en rompant sa coopération militaire avec les États-Unis.
L’aggravation de la guerre dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) a contribué à faire éclater au grand jour la crise profonde entre Kinshasa et Kigali (Rwanda) face à laquelle les Chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine, réunis en Sommet ainsi que les mécanismes de l’APSA (Architecture africaine de paix et de sécurité) se révèlent impuissants, tout comme face aux autres crises du continent. L’absence de perspectives de solution au Soudan, où les affrontements fratricides entre les généraux Hemetti et Al-Burhan se prolongent, fait partie de celles-ci, tandis que la reprise des violences liée à une insurrection islamiste dans la province de Cabo Delgado au Mozambique constitue un motif supplémentaire de préoccupations. La résolution de la crise politique au Sénégal, où de solides contre-pouvoirs se mobilisent pour faire échec à la confiscation du processus électoral, constitue un défi majeur pour l’avenir de la démocratie, de l’état de droit et de la paix non seulement en Afrique de l’Ouest mais plus largement sur le continent.
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Bref, les recompositions à l’œuvre ne sont pas conjoncturelles et ne vont pas s’arrêter d’elles-mêmes. Il faut donc se préparer à de nouvelles ruptures stratégiques et s’armer intellectuellement, économiquement, militairement et socialement pour y faire face. ♦
(1) Filiu Jean-Pierre et Razoux Pierre, « La Boussole stratégique - Conflit israélo-palestinien : une énigme géopolitique ? » (Podcast), 12 mars 2024 (https://fmes-france.org/).
(2) Passot Olivier, « Déplacements de population à Gaza : dans quel but ? », Institut FMES, 8 février 2024 (https://fmes-france.org/).
(3) NDLR : Oudot de Dainville Alain, « Attaques dans le Bab-el-Mandeb : sale temps pour les détroits ! », p. 7-14 et Mommessin Christophe, « Mer Rouge et liberté de navigation », p. 15-21, RDN n° 867, février 2024 (https://www.defnat.com/sommaires/sommaire.php?cidrevue=867).
(4) Peyronnet Arnaud, « Quelle réponse face à la prise en otage du détroit de Bab el Mandeb par l’axe iranien ? », Institut FMES, 6 février 2024 (https://fmes-france.org/).
(5) Bagayoko Niagalé, « Présence et influence des puissances moyen-orientales en Afrique sub-saharienne », Institut FMES, 31 janvier 2024 (https://fmes-france.org/).