L’Accélération de l’histoire – Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle (The acceleration of history—the geostrategic centres of a world out of control: Ed)
L’Accélération de l’histoire – Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle
Le dernier ouvrage de Thomas Gomart est né en mer de Chine, à bord de la frégate Lorraine où l’auteur était embarqué. Le directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) y a alors vu, par la décision tactique du commandant de monter en allure (et donc d’accélérer) dans le triple but d’éviter un typhon, de distancer des navires chinois et de rallier des navires américains, le reflet des accélérations d’un monde dont le centre de gravité a basculé en Asie : accélération du changement environnemental, accélération de la marine chinoise omniprésente en mer de Chine, et accélération des États-Unis qui n’attendent plus vraiment les Européens en Indo-Pacifique.
Au-delà de l’allégorie, Thomas Gomart propose, avec ce nouvel essai, une réflexion stratégique globale couvrant les champs commercial, climatique et énergétique, en nous proposant une « pyramide de Maslow (ou pyramide des besoins) stratégique » dont les trois étages sont incarnés par trois zones de passage des flux mondiaux : le Bosphore, les détroits de Bab-El-Mandeb et d’Ormuz, et enfin, le détroit de Taïwan. Le Bosphore incarne la question des flux nécessaires pour nourrir le monde, avec les blés ukrainien et russe qui alimentent l’Afrique ; les détroits du Moyen-Orient incarnent la question des besoins énergétiques et de leur impact sur le climat, alors que le mix énergétique mondial reste à 85 % d’origine fossile ; le détroit de Taïwan incarne, quant à lui, par la question des puces électroniques, l’enjeu des flux de données qui ne peuvent exister sans les processeurs (85 % des puces électroniques sont produites par Taïwan, le Japon et la Corée du Sud). L’auteur souligne que chaque étage de la pyramide est lié : on ne peut aborder un étage sans envisager les deux autres. Chaque détroit est le reflet d’une artère indispensable au fonctionnement du monde… et chacune de ces artères, lorsqu’on la considère, nous dit quelque chose des cinq grandes accélérations qui marquent notre époque.
Première accélération : la dégradation environnementale. L’Accord de Paris (2015) s’éloigne dans le rétroviseur et le dérèglement climatique s’accélère. La température moyenne augmente (en particulier dans le sous-continent indien), la biodiversité diminue et la pollution ne recule pas. Ce triptyque, inquiétant, est décisif pour les politiques publiques de tous les États de la planète, mais aussi pour le business model des entreprises.
Deuxième accélération : la propagation technologique. Digitalisation et Intelligence artificielle (IA) ont des conséquences croissantes sur la production (pour les pays vieillissants notamment), sur l’éducation (avec une concentration des zones de création de valeur) et sur l’information (avec les effets des réseaux sociaux sur l’émergence de la notion de post-vérité).
Troisième accélération : la dépense militaire mondiale. Cette dépense croît partout… sauf en Europe, alors que tout le reste du monde réarme depuis 2001. L’Europe doit ainsi absorber, en 2024, un effet ciseau entre deux générations de désarmement de son côté et une génération de réarmement du côté de ses compétiteurs. De leur côté, Washington et Pékin représentent 56 % des dépenses militaires mondiales, tandis que les États-Unis pèsent la somme des dix États suivants en termes de dépenses de défense (on notera d’ailleurs que cette équation est la même pour la capitalisation boursière).
Quatrième accélération : la montée en puissance des BRICS +. L’analyste d’une banque américaine, qui avait formalisé cet acronyme il y a quelques décennies, pensait à l’époque que les BRICS émergeraient de manière sérieuse en 2040… ses prévisions ont été dépassées par l’accélération de l’histoire, puisque les BRICS ont doublé le G7 en termes de poids économique. Surtout, ils posent désormais des revendications stratégiques explicites. Deux tendances se manifestent au sein de ce bloc hétérogène : une à la contestation occidentale (portée par la Chine et la Russie, qui est d’abord une contestation des Européens), et une autre au multi-alignement (portée par l’Inde et le Brésil, porte-étendards d’un « Sud transactionnel »).
Cinquième et dernière accélération : la dynamique du 3e âge nucléaire, marqué par la prolifération nucléaire et par le retour de l’usage militaire du nucléaire. Iran, Corée du Nord et Russie, non seulement coopèrent, mais sont porteurs d’une rhétorique nucléaire. La Russie est dans la sanctuarisation agressive, l’Iran s’est extirpé du corset de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPOA) et la Corée du Nord est devenue une puissance nucléaire crédible en une génération. Et ces trois acteurs s’impliquent en Ukraine. Dans une dynamique distincte, la Chine porte, elle aussi, cette accélération, en ayant décidé de sortir de la stricte suffisance pour viser la parité avec les États-Unis.
Pour restituer cette accélération dans le temps long, Thomas Gomart met en regard deux bascules symétriques. D’un côté, le tournant de 1989-1991, marqué par une transformation très profonde du système international durant laquelle, en deux ans, les Européens s’imposent sur le devant de la scène. De l’autre, le tournant de 2022, qui se fait cette fois au détriment des Européens, qui perdent au passage un avantage comparatif majeur : leur stabilité. Finalement, dans cette accélération de l’histoire analysée par l’auteur, les trois principaux « mobiles » se distinguent par leurs trajectoires : la Chine accélère, les États-Unis stagnent (souvent à la première place) et l’Europe décroche, au risque de sortir de l’histoire. Une difficile vérité, que cet essai met sous nos yeux, en nous incitant à mieux nous situer dans le tourbillon des flux mondiaux qui relient, tels des aimants, les territoires où habitent les hommes. ♦