Introduction
Introduction
En 2018, avec le rédacteur en chef, nous avions travaillé sur une édition consacrée à l’innovation (n° 809, avril). Il me tenait à cœur de pouvoir assurer la continuité de ce numéro et de regarder quelles sont les évolutions au regard des grandes tendances que nous avions dégagées. Nos observations se sont-elles révélées pertinentes ? En avions-nous bien identifié leurs conséquences ?
Depuis 2018, le contexte international et stratégique s’est profondément modifié avec le retour des affrontements de puissance et ce que l’on appelle la haute intensité : la guerre du Haut-Karabagh, premier conflit où l’on voit, à côté d’un affrontement classique de chars et d’artillerie, la généralisation de l’usage des drones ; le retour de la guerre en Europe avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la guerre entre Israël et l’Iran, car le Hamas et le Hezbollah en sont l’émanation directe (entraînés et commandités par lui). Ce sont des guerres existentielles pour ces États, sur fond d’un environnement stratégique qui s’est profondément complexifié et qui pourrait être caractérisé par :
• L’évolution du brouillard de la guerre avec des stratégies nouvelles de ruse et de « déception ».
• Des actions dans les zones grises de la sphère informationnelle et du cyberespace, qui créent des dommages considérables sans toutefois franchir le seuil de la guerre et donc de la riposte militaire.
• Dans le même temps, la transparence du champ de bataille, qui ne cesse de croître, implique des développements sans précédent du domaine électromagnétique et des modes de brouillage.
• L’interrelation des crises et des menaces qui a pour conséquence qu’un événement mineur dans une région peut avoir des effets importants dans une autre.
• L’interconnexion des régions qui accentue les risques d’escalade et d’embrasement mondial – avec notamment l’axe Russie, Corée du Nord, Chine et Iran qui se consolide et permet le contournement des sanctions internationales.
• L’émergence de nouveaux domaines d’opérations – pour les militaires, de nouveaux domaines de confrontation – tels que le cyber, le domaine informationnel ou l’électromagnétique, qui nécessitent une compréhension et une expertise accrues pour faire face à de nouveaux défis.
• L’accélération du tempo de la guerre qui implique une automatisation, voire autonomisation de nos modes de réponses létaux, reposant la question de notre capacité à maintenir un homme dans la boucle tant la vitesse est facteur de survie autant que de victoire.
• L’accès facilité aux technologies disruptives, qui amène de nouvelles menaces, mais nous offre aussi des opportunités.
Malgré ce contexte très différent, je note la confirmation, depuis 2018, de deux tendances que nous avions identifiées. La première porte sur la dualité de l’innovation et, surtout, sur l’importance du secteur civil dans la production des ruptures technologiques qui traditionnellement provenaient du domaine militaire. Il est vrai que depuis une décennie, nous faisons ce constat : les pépinières d’innovation prolifèrent hors de la Base industrielle et technologique de défense (BITD). La guerre en Ukraine est notamment marquée par l’importance de l’intervention des GAFAM pour maintenir une connectivité, assurer la protection des données du pays et appuyer la chaîne de commandement. Cela pose quatre défis majeurs :
• Il faut adapter les processus d’acquisition pour en améliorer l’agilité. C’est sans doute l’un de nos grands enjeux qui impliquent également des leviers interministériels pour lesquels des progrès restent à faire sur la fonction achat et sur des processus trop lourds (marchés publics).
• Il nous faut gérer le caractère dual des innovations (lorsqu’elles sont transposées dans le monde militaire) : droit de propriété, normes et standards du civil (cf. bataille des normes à l’Union européenne sur l’intelligence artificielle…) notamment.
• Il nous faut aussi garantir le maintien des start-up et des Petites et moyennes entreprises (PME) dans l’écosystème français pour maintenir la souveraineté sur leur développement.
• Il faut enfin bâtir un écosystème qui facilite la mutualisation des innovations quand elles peuvent l’être, pour favoriser le passage à l’échelle.
Une autre tendance est confirmée. En 2018, l’amiral Philippe Coindreau, alors major général des armées, dans son introduction au dossier, soulignait l’importance de ne pas limiter l’innovation à des évolutions et ruptures techno-logiques : « L’approche la plus répandue est une approche technologique de l’innovation, souvent ramenée à la digitalisation, qui n’en est pourtant qu’un aspect. Cette approche est insuffisante car l’innovation doit se concevoir dans une approche multidimensionnelle. L’innovation militaire n’est pas seulement technologique : elle ne porte pas seulement sur l’imprimante 3D, l’usage des drones de surveillance ou de combat, le véhicule autonome ou le soldat équipé de bio-senseurs, camouflé sous une cape d’invisibilité. L’innovation touche aussi la doctrine, l’entraînement, les savoir-faire et processus, la culture autant que les équipements. L’innovation ne peut réussir que si elle s’appréhende sur l’ensemble de la chaîne DORÉSE (1). » Je reprends mot pour mot ce qu’il a écrit tant il est vrai, comme le montre la guerre en Ukraine, qu’une armée aussi sophistiquée soit-elle, n’a pas la garantie de la victoire, sans le facteur humain qui définit son action et motive son intervention – pour l’Ukraine, c’est bien l’engagement de sa population et les forces morales qui sont déterminants face à la Russie. La technologie a, certes, sa place dans le combat du futur mais pas seulement. Et j’ajouterais, pour l’exemple, l’attaque israélienne contre le Hezbollah par les pagers et les talkies-walkies est sans doute l’une des tactiques les plus innovantes de ces derniers conflits, action qui s’appuie sur un renseignement et une préparation de très haut niveau.
Néanmoins, depuis 2018, d’autres tendances émergent et doivent être soulignées.
La première c’est qu’en 2018, le numéro s’intitulait « Préparer demain : innover et anticiper ». Or, nous vivons un changement de paradigme majeur marqué par une accélération, voire un emballement des chocs géopolitiques et des technologies. L’innovation, à travers laquelle se dessinaient le combat et les armées du futur, n’est plus seulement pour « demain », mais pour tout de suite afin de conserver les avantages et ne pas se laisser distancer ! Il faut conserver une capacité d’anticipation et, bien évidemment, la guerre de demain est aussi dans nos préoccupations, mais cette échelle de temps ne suffit plus. Il faut s’adapter promptement et s’adapter en innovant. Là encore, l’exemple ukrainien peut être repris : celui d’une innovation bottom-up, s’appuyant sur les usages duaux type Starlink et le détournement de réseaux civils de surveillance. Aujourd’hui, l’innovation est d’ailleurs sans doute moins de rupture qu’incrémentale, hormis le potentiel encore en devenir des modèles de langage automatique et du quantique. Il s’agit donc de combiner usage et technologie, mais surtout d’entrer dans une logique d’économie de guerre qui implique de remonter les cadences, d’accélérer les productions et d’intégrer à cette dynamique, le secteur civil.
La seconde différence, c’est l’importance du low-tech : l’innovation dans le high-tech n’est plus suffisante pour emporter la supériorité opérationnelle. Les guerres d’aujourd’hui demandent de l’innovation et de la haute technologie pour assurer des avantages ; elles sont toutefois aussi caractérisées par l’attrition et en particulier, les lourdes pertes de matériel et d’armement. Le low-tech et la capacité à se fournir en masse pèsent donc dans l’équilibre et le maintien des forces autant que dans leur résilience et leur endurance. Il nous faut ainsi accepter d’investir dans du matériel presque « jetable », dont l’obsolescence est rapide et programmée, et des matériels conçus pour intégrer les évolutions technologiques successives. On le voit avec les drones et munitions téléopérées, d’origine civile et customisés, qui sont devenus une capacité essentielle des nouveaux champs de bataille en Ukraine, mais aussi pour lutter en mer Rouge contre les Houthis sans utiliser nos stocks limités de nos coûteux missiles.
Enfin, la troisième tendance qui se durcit est celle d’une géopolitisation de la technologie, sur fond de compétition sino-américaine. La technologie, l’accès aux technologies de rupture ou le développement de low-tech sont devenus des facteurs déterminants de la puissance et contribuent à redéfinir les rapports de force. Intelligence artificielle (IA), 5G, cybersécurité, robotique, semi-conducteurs, spatial, mais aussi biotech, fintech… Les technologies, notamment numériques, affectent aujourd’hui profondément l’ensemble des activités humaines et, par extension, les relations internationales. Les enjeux politiques, stratégiques, économiques et sociaux qui en découlent se manifestent à des échelles politiques multiples où se mêlent États, organisations internationales et entreprises privées avec l’émergence des Big Tech comme acteurs à part entière de ces relations. Les dynamiques de concurrence, de compétition et de coopération internationales s’en trouvent transformées. Au-delà de la technologie, il y a également la question et la place des filières industrielles qu’on ne peut plus dissocier de l’innovation technologique et de l’innovation de défense, comme le montre d’ailleurs le Rapport Draghi qui interroge sur le décalage technologique européen face à la Chine et aux États-Unis. Il y a celle enfin de l’importance de notre souveraineté, fragilisée par de nombreuses dépendances dans toute la chaîne de valeur des développements technologiques.
* * *
Ce numéro s’articule en deux parties. Pour la première partie, il me semblait important, en qualité d’administrateur de l’État, de cibler davantage la relation entre l’innovation et le cadre institutionnel. Sans doute étais-je aussi influencée par la lecture de Unit X: How the Pentagon and Silicon Valley are transforming the Future of War (2) qui analyse comment le Pentagone a tenté de rattraper son décalage technologique en créant la structure qui lui permettait d’intégrer les dynamiques de la Silicon Valley.
L’objectif de cette partie du dossier est donc de donner de la visibilité à ces transformations et restructurations pour en comprendre la dynamique. La Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 vise à consolider l’innovation technologique et l’exploration de technologies de rupture. Comment cette priorité va-t-elle ou s’est-elle, d’ores et déjà, traduite au sein du ministère des Armées ? Que doit être un écosystème facilitateur de l’innovation ? Pourquoi nos administrations doivent-elles se doter d’agences pour pouvoir porter des secteurs d’innovation, notamment dans le numérique ou l’IA ?
C’est cette réflexion sur les processus d’innovation que nous livre l’amiral Vandier, Commandant suprême à la transformation de l’Otan, qui permet d’entrée de jeu de comprendre nos retards mais aussi nos atouts dans ces processus. Vous trouverez dans ce numéro une présentation des agences ministérielles mais aussi de l’État-major des armées et la Direction générale de l’armement (DGA), qui jouent un rôle pour promouvoir cette innovation qu’elle soit ouverte ou planifiée et pour permettre l’éclosion de clusters français de start-up et de PME.
La seconde partie permet, sur la base d’une diversité d’articles, de s’interroger sur le sens et le devenir de l’innovation et les perspectives des technologies. Ce numéro déjà exceptionnel dans son format est loin de proposer une vision exhaustive du sujet (3), mais j’espère qu’il répondra à certaines de vos questions et je vous en souhaite une bonne lecture.
20 novembre 2024
(1) Doctrine, Organisation, Ressources, Équipements, Soutiens, Entraînement.
(2) Shah Raj M. et Kirchhoff Christopher, Scribner, 2024, 336 pages.
(3) D’autres articles seront d’ailleurs à retrouver en ligne sur notre site Internet : Facca Léo et Lemaître Denis : « Usages de l’IA et biais cognitifs : le cas des systèmes navals de défense » et Lavernhe Thibault, « ‘Want of Robots Would be Found Stamped on my Heart!’ Naval Warfare in the Age of Robotics ». À lire aussi en ligne la recension par Thibault Lavernhe de l’ouvrage de Thomas Wildenberg, The Origins of AEGIS: Eli T. Reich, Wayne Meyer, and the Creation of a Revolutionary Naval Weapons System (Naval Institute Press, Annapolis, 2024, 262 pages).