Lors du génocide perpétré contre les Tutsis en 1994 au Rwanda, la pratique du viol systématique contre les femmes a été une des armes employées. L’horreur criminelle du viol peut être considérée comme une forme de meurtre en laissant les victimes vivantes mais traumatisées à vie. D’où l’indispensable travail de mémoire et de réparation.
Rwanda 1994 : le viol est un meurtre qui laisse la victime vivante
Rwanda 1994: Rape is Murder that Leaves the Victim Alive
One of the weapons used during the 1994 genocide of the Tutsis in Rwanda was the systematic rape of women. The criminal horror that is rape can be considered a form of murder which leaves its victims alive, though traumatised for life. It is therefore essential to keep the subject alive and to work for reparations.
Note préliminaire : L’auteure remercie Marie-Odile Godard, Vénuste Kayimahe, Marcel Kabanda et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) de leur aide pour cette communication.
Je remercie M. Frédéric Encel de m’avoir fait l’honneur de cette invitation aux rencontres géopolitiques de Trouville. Il m’a chargée de parler des femmes martyrisées pendant le génocide perpétré contre les Tutsis en 1994. Le mot « martyrisée » m’a posé problème ; ces femmes ne sont pas des martyrs, au sens où elles se seraient sacrifiées pour une cause, un idéal. Elles voulaient vivre. Vivre, c’est tout.
J’étais au Rwanda du 28 avril au 10 juillet 1994 ; le mot génocide n’était pas officiel, il brûlait les lèvres. J’ai travaillé comme médecin, avec Médecins du Monde, à l’hôpital de Gahini ; je soignais les enfants dans le service de pédiatrie. J’avais fait quelques missions humanitaires auparavant, toujours avec Médecins du Monde mais là, dans cet hôpital, dans un Rwanda déjà dévasté, ce qui était frappant, c’était le silence. Pas un cri, pas un bruit, pas le moindre gémissement chez ces 110 enfants odieusement déchiquetés par des machettes, des grenades et des lances. La moitié était isolée. Ils gisaient là recroquevillés. Ils avaient peur de leurs propres mouvements, peur de se déplier. Même ceux blessés au bras n’osaient plus marcher. S’ils avaient pu arrêter de respirer.
1 074 017 victimes sur 7 millions en 100 jours. Une solution finale fulgurante, inégalée dans l’histoire. Une solution finale annoncée par des meurtres sporadiques de Tutsis, des actes de génocide, à répétition. En effet, depuis 1959, l’extermination des Tutsis, la planification de leur élimination par le pouvoir, par LE politique au masculin, est une obsession. Avec un plan rythmé, comme des tic-tac d’une horloge, comme le tic-tac d’un compte à rebours jusqu’au signal du 7 avril 1994, l’abattage de l’avion du président Juvénal Habyarimana. Tic-tac, un Tutsi par-ci, Tic-tac, une Tutsie par-là. Arrêté, torturé ou assassiné par les autorités, la police, hutus forcément. Tic-tac… Tic-tac. Encercler la maison d’une famille Tutsi la nuit. Vociférer courageusement masqués, éventrer les vaches. Insulter, avec des noms d’animaux : le « serpent », le « cafard » l’« Inyenzi ». L’animalisation, la déshumanisation en marche. Nier l’homme, nier la femme. Nier ce qui est soi dans l’autre. Éliminer la compassion, tuer l’empathie. Quand un village entier tutsi est brûlé, on ne dit pas pogrom. On inverse la faute ; on maquille : on médiatise en une juste répression de vraies-fausses attaques ; sous l’aveuglement compact de la majorité des Belges et des Français.
À l’hôpital de Gahini, en avril 1994, je n’ai pas soigné de femmes violées, puisque je soignais des enfants survivants. J’ai regretté amèrement de ne pas avoir un stock de pilules abortives pour aider les femmes enceintes du bourreau de leurs enfants à ne pas vivre un nouveau cauchemar.
Non, le viol n’était pas réservé aux femmes : un cri strident ininterrompu emplit la cour de l’hôpital. Jetée dans une fosse septique sur un tas de cadavres après avoir assisté à l’exécution de sa mère, la petite Angélique hurle. Désarroi de médecin, elle n’a pas de blessure visible, insensible à ma voix ; sans regard, les yeux plissés de l’effort de crier, le cou tendu, immobile, la petite repousse mes mains ; elle esquisse quelques pas ; sa démarche est maladroite précautionneuse, les jambes sont écartées, le diagnostic éclate comme une évidence. LE viol. Sans un mot, je la prends dans mes bras ; et l’amène au bloc opératoire. Allongée sur la table, elle serre convulsivement les jambes. Les mains crispées sur son pubis, elle sanglote. De fortes doses d’hypnotiques sont nécessaires. Les gémissements s’éteignent, je respire ; les lésions sont superficielles ; les cuisses bleuies ont le plus souffert.
Le corps des femmes et la politique
Au Rwanda, on évalue entre 250 000 et 500 000, le nombre de victimes de viol. L’écart entre ces deux chiffres donne le vertige, mais reflète bien l’ampleur du crime de masse ; d’un viol arme de guerre. Ce calcul s’appuie sur les témoignages des femmes survivantes : 90 % des femmes tutsies survivantes ont été violées ! Les chiffres rendent très mal l’immonde cruauté des violences, leur sophistication dans le sadisme. Cette cruauté s’est appuyée sur les tabous, retournant la culture contre elle-même. Les insultes du style « Puisses-tu couper les seins de ta mère », « Puisses-tu coucher avec ta mère » se sont vues mises en actes. Les seins ont été tranchés, les garçons forcés à violer leur mère. Les femmes ont été transpercées par des crucifix. Un rapport sidérant entre regard et cruauté : il s’agissait de regarder ce que l’on n’a jamais vu, le sexe et le dedans des entrailles.
La cruauté explosive d’avril à juillet 1994 a été construite avec minutie. Elle faisait l’objet du programme politique, une propagande ancienne, rabâchée sur la femme tutsie, fer de lance du génocide. En effet, selon Josias Semujanga, Rwandais, professeur de littérature africaine au Canada et auteur du livre De la construction du Hamite à la mise à mort du Tutsi, la femme tutsie incarne l’image de la femme fatale et la beauté féminine. Une figure connue dans le discours populaire sous le terme « Ikizungerezi » (« celle qui donne le tournis »). La Tutsie est belle et désirable ; elle est, bien sûr, intouchable ; les mâles hutus sont interdits de coucher avec l’ennemi. Et de surcroît, on aggrave sa beauté – si je puis dire – en l’affublant de péchés graves : le vice et la perversité. Elle serait un objet de manipulation : les hommes tutsis eux-mêmes, sans scrupule, avilissent leurs femmes et les utilisent comme espionnes.
En novembre 1991, le journal extrémiste Kangura, la bible du génocide affirme : « Les Tutsis ont vendu leurs femmes et leurs filles aux hauts responsables hutus. Un plan pour marier les femmes tutsies aux intellectuels hutus potentiellement responsables de la gestion du pays a été mis en œuvre, ce qui a permis de placer à l’avance des espionnes incontournables dans les milieux hutus les plus influents ». Cette fascination pour la femme tutsie renvoie au slogan de « l’ensorceleuse ». Cette ensorceleuse se retrouve en Pologne avec le fantasme de « la Belle Juive ». Ses charmes envoûtants sont attribués à une origine orientale et ont nourri le versant sadique de l’antisémitisme. Les calomnies contre la femme tutsie « ensorceleuse » ou « qui donne le tournis » sont utilisées pour valoriser les femmes hutues, en une sorte de miroir renversé. Ainsi, dans le journal extrémiste Kangura, il est précisé que « Tout Hutu doit savoir que nos filles sont plus dignes et plus conscientes dans leur rôle de femme, d’épouse, de mère de famille. Ne sont-elles pas jolies, bonnes secrétaires et plus honnêtes ? ».
En France, Pierre Péan, journaliste réputé, reprends le thème de la Tutsie perverse, sans trembler, dans son livre Noires fureurs, blancs menteurs paru en 2004 : « Les associations tutsies hors du Rwanda ont fait ainsi un très efficace lobbying pour convaincre les acteurs politiques du monde entier de la justesse de leur cause. Elles ont infiltré les principales organisations internationales et d’aucuns parmi leurs membres ont su guider les femmes tutsies vers des lits appropriés. » C’est la copie conforme de la propagande à Kigali. Pour détruire les femmes tutsies, le politique est au garde à vous. Les journaux affichent les caricatures pornographiques des femmes qui séduisent, des corps qui se livrent aux Blancs, aux Casques bleus pour leur susurrer à l’oreille des mensonges et des fables. Par exemple, l’histoire mensongère de Tutsi, victimes de pogroms et de tortures ; le Tutsi est menteur et cynique, sa femme, un objet, sans âme.
Les femmes Tutsi se taisent ; elles se cloîtrent dans une indifférence qu’elles espèrent forteresse ; elles mettent 3 pantalons en 1994, pour décourager le viol avant leur meurtre. Au bout du bout du bout de cette propagande, la cruauté a explosé. Insoutenable, pure, se nourrissant d’elle-même, comme une bête immonde. Se nourrissant des cris d’agonie, une cruauté condamnée à se répéter pour se justifier. Pour se justifier d’être un travail, un simple travail, un travail d’éradication d’une race jusqu’à son origine, l’utérus.
Regardez la photo de la jeune fille de Nyamata. Regardez cette femme. Vous la voyez ? Non, vous ne la voyez pas ; la photo a disparu. Imaginez-la. Je vais la décrire : le cadavre d’une femme, assise à l’entrée d’une église, jambes écartées, un pieu en bois grossier fiché dans son sexe. Vous voyez ce qu’elle a subi ; parce qu’elle est Tutsie ; parce qu’elle est une femme tutsie, la double peine. Cette femme que vous imaginez s’appelle Mukandoli. C’était une jeune fille effrontée et joyeuse. Le pieu est le coup fatal, la délivrance, la mort. Mukandoli était trop belle. Elle a assouvi, yeux exorbités, bouche béante les phantasmes d’un peloton de miliciens avant d’être soulagée par la mort, par le pieu. Elle, l’affamée, la croyante ; elle a cru que l’église la protégerait comme avant. Que son Dieu, que Dieu ne laisserait pas faire ça : Il ne peut laisser faire ça ! Il ne peut pas laisser les Hutus en meute écarter les jambes, broyer avec une massue hérissée de clous, l’utérus caché, pour détruire la reproduction des Tutsis.
Elle se souvient, elle avait 16 ans, sa mère disait : « Ne sors pas seule, rentre vite de l’école ». C’était en 1992, le génocide par le ventre a commencé ! Ce n’est pas une image, il s’agit par décision en 1992 d’éteindre la race Tutsi par un processus dit de « génocide lent ». Le principe est d’engrosser les adolescentes tutsies, par des viols systématiques. Une politique de terreur. C’est une manière d’accélérer l’élimination des Tutsis avant les accords d’Arusha (1) censés ouvrir la porte d’une démocratie haïe et redoutée.
Les miliciens et les soldats ont violé et torturé. Sur ordre. Le viol n’a pas été une arme de génocide, il était l’ARME du génocide. Ce n’étaient pas des dommages collatéraux. Les tortures et les mises à mort n’étaient ni aveugles, ni désordonnées mais un devoir. Ordonnées par le gouvernement intérimaire, ultra-génocidaire, représenté par la caricature de l’infâme Pauline Nyiramasuhuko, la ministre de la Famille et du Progrès des femmes. Dans la ville de Butare, au sous-sol d’un immeuble, les jeunes filles tutsies étaient séquestrées. Elle supervisait le carnage avec une devise : « Avant de tuer les femmes, vous devez les violer ». Les enfants de 12 ans ont été forcés à détruire les jeunes filles, les fillettes, forcés à extraire des lambeaux de chair, forcés à se saouler de leur souffrance.
Le viol est la première étape, le premier cercle de l’Enfer. Le deuxième est de détruire. Détruire la jouissance, les lèvres, couper le clitoris au sécateur, enfoncer des tessons de bouteilles. À l’opposé, la jouissance de tuer, d’obéir à l’autorité, la jouissance de faire son devoir de génocidaire, la jouissance satisfaite de débarrasser la terre de ces « cancrelats », de cette mauvaise herbe. Pour un monde nouveau, heureux ; forcément heureux sans les Tutsis, le paradis.
J’ai visité en août 2024 au Rwanda, l’église de Ntarama, à 30 km au sud de Kigali, un mémorial. Le guide m’a raconté : le 15 avril, les Tutsis se réfugient en masse dans l’église ; ils conduisent les femmes enceintes dans une maisonnette derrière pour les protéger. Les hommes étaient morts, les femmes et enfants terrés à l’intérieur. Les murs creusés de trous et les grenades lancées à l’intérieur ; puis les miliciens sont entrés : 5 000 morts ! Les femmes enceintes sont violées, puis ouvertes, du pubis au cou, leurs bébés extraits, écrasés au mur, laissant un cercle noirci. D’autres sont pilés dans des mortiers.
Le viol est un meurtre qui laisse la victime vivante. ♦
(1) NDLR : Entre l’État rwandais et le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame.