Un Monde sans l’Amérique [A World Without America]
Un Monde sans l’Amérique
Après son ouvrage Les Leçons d’une guerre (2023, Odile Jacob), François Heisbourg livre un essai éclairant sur les enjeux de la bascule vers un monde avec « moins d’Amérique ». Soit du fait d’un effacement relatif de Washington, soit du fait d’un repli volontaire de l’Amérique. Ou des deux. Bien que son propos soit antérieur aux résultats des élections présidentielles américaines de 2024, l’analyse reste totalement pertinente alors que le monde attend de découvrir les décisions qui seront prises par l’Administration Trump 2.0. Car « c’est bien par rapport à une Amérique divisée, repliée et protectionniste que nous devons nous organiser, quel que soit le verdict des urnes le 5 novembre ».
Trois grands axes structurent la réflexion du conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Premièrement, l’idée que le déclin supposé des États-Unis est d’abord « dans les têtes » des Américains. Car, selon l’auteur, ce sentiment de perte de primauté ne reflète pas la réalité. Ici, la guerre en Ukraine joue le rôle de révélateur : non seulement cette guerre n’a finalement que peu coûté à Washington (qui en a retiré une nouvelle percée capacitaire chez ses alliés européens) mais, plus généralement, elle signe le retour des États-Unis dans la gestion des affaires européennes. A contrario, les mises en difficulté apparentes de Washington sont d’abord le résultat d’une autodissuasion du président Joe Biden et des alliés, qui a eu pour effet d’enhardir la posture russe, alors que la Russie reste objectivement très loin derrière les États-Unis dans le concert des puissances. Même approche pour la Chine, qui cristallise le sentiment de déclassement des États-Unis. Face à une Chine qui est probablement à son « pic » – ce qui est a priori une bonne nouvelle –, le sentiment qui prédomine est celui que Beijing a trop accumulé malgré son retard résiduel, capitalisant un « acquis de puissance » qui mine l’imaginaire de Washington. Bref, les passions et la subjectivité s’en mêlent. En dernier lieu, c’est la perception qu’ont les Américains de leurs propres facteurs de réussite qui alimente leur peur du déclin : érosion du sentiment national, de la capacité à intégrer, divisions internes, incohérences des choix de politique étrangère, etc. Pour autant, cela ne modifie en rien les atouts majeurs dont dispose encore Washington pour influer sur le monde, sans même parler de la formidable capacité de rebond dont les États-Unis font régulièrement preuve.
Deuxièmement, le constat d’une bascule nette dans un « monde sans alliances ». Un monde bien différent de celui conçu après la Seconde Guerre mondiale autour d’un réseau d’alliances qui ont structuré le monde bipolaire et permis aux États-Unis de démultiplier leur puissance. Dans ce nouveau monde, plus instable, la volatilité des « deals » sera la règle, qu’il s’agisse de questions économiques ou sécuritaires. Et dans ce monde, le président Trump 2.0 sera très à l’aise, tandis que les Présidents russe et chinois se frayeront un chemin naturel, là où l’Europe risque d’être déboussolée, toute habituée qu’elle est à la fausse stabilité qui a permis sa reconstruction après 1945. Au seuil de cette nouvelle ère, François Heisbourg aborde plusieurs questions majeures : quelle dynamique pour la dissuasion nucléaire ? Quelles chances d’éviter une prolifération nucléaire intense ? Quel rôle et quel format pour l’ONU ? Et, surtout, quel ordre mondial alternatif, et porté par qui, alors qu’aucune Nation n’a un pouvoir de séduction aussi fort que celui des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale ?
Troisièmement, la lancinante question de la place de l’Europe dans le monde qui s’annonce. Comme dans de nombreux essais récents (voir par exemple L’Accélération de l’Histoire de Thomas Gomart ou encore Le Réveil stratégique de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer recensés dans les numéros de décembre 2024 et janvier 2025), l’Europe apparaît en difficulté dans la tempête à venir. L’auteur montre, sans fard, le risque d’une Europe écartelée entre les trois pôles d’attraction gravitationnelle russe, chinois et américain. Une Europe à laquelle personne ne fera de cadeaux. Cependant, une Europe qui n’a aucune raison de ne pas réussir, pour peu qu’elle sache s’organiser face aux deux grands défis que sont la menace russe, d’une part et la poussée des puissances américaine et chinoise, d’autre part. Ici, François Heisbourg propose trois leviers pour le Vieux Continent : augmentation des dépenses militaires face à une Russie révisionniste, européanisation de l’Otan et capacité européenne d’agir stratégiquement vis-à-vis de la relation sino-américaine. Et insiste, au passage, sur la nécessité pour l’Europe de savoir bâtir des rapports de force dans le cadre d’une stratégie globale, et pas uniquement à l’échelle des dossiers monothématiques sur lesquels elle négocie (souvent avec succès d’ailleurs).
Un Monde sans l’Amérique est finalement un essai inspirant, qui analyse avec lucidité les tendances de fond du positionnement américain, par-delà les caricatures du temps court. On y voit en creux les défis d’une Europe qui porte en elle, comme souvent, un fort potentiel de rebond… à la hauteur, hélas, des déceptions qui font que ses habitants la considèrent comme un « mal nécessaire » dans un monde devenu trop vaste pour leurs seuls pays, mais dont ils n’attendent plus grand-chose. Gageons que l’année 2025 puisse changer cette perception. Tout sera question de résultats concrets. ♦