Carnage et culture
L’auteur, historien californien, entend montrer la constante supériorité militaire de l’Occident, en s’appuyant sur les exemples de neuf batailles caractéristiques étudiées dans l’ordre chronologique depuis la « victoire spirituelle » de Salamine jusqu’au Têt, vingt-cinq siècles plus tard. Aussi ne figurent sur la liste ni Bouvines, ni Austerlitz, ni Verdun, jugés affrontements internes. Parmi le choix effectué, toujours discutable comme le reconnaît volontiers Victor Davis Hanson, tout au plus peut-on s’étonner de la préférence accordée à Cannes plutôt qu’à Zama.
Chaque bataille donne lieu à une description précise (142 081 salves d’artillerie à Khesanh !), ne disons pas vivante – ce qui serait mièvre – mais carrément hallucinante, qu’il s’agisse du massacre des marins ottomans à Lépante, de la sortie de Cortès hors de Tenochtitlàn lors de la Noche Triste, ou encore du sacrifice des Devastators à Midway. Suit un long commentaire, à notre avis un peu long et répétitif, par lequel – à neuf reprises donc – notre professeur analyse les causes du succès face à un adversaire en général très supérieur en nombre. Il relève en premier lieu, non pas le courage physique, égal des deux côtés jusqu’à frôler l’engagement suicidaire en face, ni quelque avantage naturel, mais la valeur technique des armements (que les adversaires utilisent mal lorsqu’ils ont réussi à se procurer l’équivalent – voir la tactique « fossilisée » des Japonais dans le Pacifique) ; la solidité des formations serrées d’une infanterie qui reste la reine (le « mur de glace » des fantassins francs à Poitiers) ; enfin la discipline de mouvement et de tir issue d’un entraînement rigoureux (la poignée de Redcoats dignes de Camerone à Rorke’s Drift). S’il y eut parfois échec, à Cannes (120 000 litres de sang !), comme à Isandhlwana en Afrique du Sud, il est à imputer à des erreurs dans le choix du terrain et du dispositif. Régulièrement, Victor Davis Hanson n’est d’ailleurs pas tendre pour le commandement ; s’il admire le talent et la détermination de Thémistocle, Alexandre, don Juan d’Autriche ou Nimitz, son jugement est souvent dur, jusqu’à « Waste-More-Land ».
Ces motifs initiaux de suprématie n’expliquent pas tout. Ce n’est pas par hasard que chaque chapitre est précédé d’une citation de Platon, Thucydide ou Aristote. « L’héritage de la guerre occidentale remonte aux Grecs » : rationalité, ingéniosité, sens de l’organisation et… démocratie. On met en avant ici le soldat-citoyen, voire le soldat-petit propriétaire (on se croirait à un congrès radical), conscient de l’importance de l’enjeu, faisant taire les controverses au moment décisif, tout en se sachant garanti contre l’arbitraire, à l’opposé du pantin dénué aussi bien de personnalité que de motivation, plus avide de pillage qu’animé de patriotisme et sur lequel le chef a droit de vie et de mort. La liberté et l’individualisme sont plus efficaces que la plus rigoureuse des dictatures. Et l’Américain, bien de chez lui (n’annonce-t-il pas dans la préface qu’il a rédigé son ouvrage dans une « vieille ferme branlante de cent vingt ans », ce qui paraîtrait de la plus immédiate jeunesse au fond de nos campagnes !) de poursuivre dans la voie plus discutable, encore que communément admise, de lien entre démocratie et économie de marché, celle-ci permettant l’apparition d’un capitalisme lui-même générateur de recherche et de productivité.
« Nous » « leur » avons donc flanqué régulièrement de mémorables raclées. Et en cas de défaite passagère, la capacité de récupération fut étonnante : en un an, les pertes de Cannes étaient comblées à la barbe du « naïf Hannibal » et, après Pearl Harbor, « les Américains construisaient seize grands navires de guerre chaque fois que les Japonais en construisaient un ». Voilà pour la « culture ». Mais ne pas en tirer gloire sur le plan moral, car le « carnage » a accompagné la victoire et « a fait des Européens les soldats les plus meurtriers de l’histoire ». Les Castillans « effroyables et fanatiques » de Cortès et les « chrétiens déchaînés » de Lépante éprouvaient le besoin « d’éliminer et pas seulement de vaincre ».
Est-ce à dire que, plus forts et plus efficaces, bien que peu recommandables, nous pouvons dormir sur nos deux oreilles ? Le péril est essentiellement interne, car, dans un « cannibalisme politique et religieux… le principal souci d’une armée occidentale a toujours été une autre armée occidentale » ! Il réside aussi dans l’affaiblissement de nos valeurs, « la crainte de perdre une poignée de combattants » et la trahison des clercs. Victor Davis Hanson dénonce avec vivacité les « chercheurs progressistes » soucieux de célébrer les succès douteux de l’ancienne économie ottomane, les universitaires occupés à retardement dans leurs campus à « déifier les Zoulous », et la « totale hystérie d’une partie des médias » avides de sensationnel au moment du Viêt-nam, transformant en ennemis des soldats leurs propres concitoyens derrière une Jane Fonda paradant scandaleusement à Hanoï.
Avec un coup d’œil sur le Bagdad de 2003, sortant d’une rêverie peuplée de redoutables phalanges et de Marines accrochés dans les ruines de Hué, le lecteur ne peut que souscrire à la recommandation finale : « Gardons-nous d’avoir honte de notre passé, mais veillons à ce que notre manière redoutable de faire la guerre serve notre civilisation au lieu de l’enterrer ». ♦