Nous avons, dès notre premier article paru en décembre 2001, inversé la grille de lecture traditionnelle des relations transatlantiques, ce qui nous a permis d’anticiper la confrontation que recherchent les États-Unis avec l’Europe. Quoiqu’en pensent certains qui s’obstinent à trouver une autre Amérique, il ne s’agit pas d’une simple dispute infra-occidentale au sein d’une communauté supposée soudée par un socle de valeurs communes. Surtout, ce n’est pas leur Amérique qui a changé, car elle a toujours été celle du rejet radical de la modernité européenne et n’a de raison d’être que dans ce refus fondateur ; c’est au contraire le Vieux Continent qui, en reprenant sa place dans l’Histoire, ouvre la voie à une révision de l’hypothèse de travail de Tocqueville, celle de la disparition de l’esprit européen. C’est donc à la lumière de l’actualité qu’il faut relire Tocqueville, et notamment sa description d’un despotisme d’un genre nouveau qui finalement s’avère non pas démocratique mais typiquement américain.
Paradoxe de Tocqueville
Lorsque le président George W. Bush répétait que les États-Unis étaient agressés pour ce qu’ils étaient, « le Bien », le reste du monde lui répondait qu’ils étaient attaqués pour ce qu’ils faisaient, « le Mal ». Car il était alors de bon ton de proclamer son opposition au gouvernement de Washington pour protester de son attachement à l’Amérique et à ses valeurs. Or, les élections américaines auront au moins montré que G.W. Bush avait raison : son Amérique est bien la seule désormais envisageable, et ce qu’elle fait correspond à ce qu’elle est. Reste à savoir quoi.
Nous opérons beaucoup trop par distanciation : les déclarations sur la destinée manifeste de la nation indispensable sont prises soit pour de l’exaltation patriotique, soit pour de la propagande électoraliste. Voilà l’erreur : il faut prendre ce discours au pied de la lettre et reconnaître que l’Amérique a toujours été en phase avec lui. La perception qu’elle a du monde n’a pas changé le 11 septembre 2001 : on ne bascule pas dans la haine des Lumières européennes si l’on ne cache pas une fêlure profonde que les attentats n’ont fait que révéler. Car l’Américain existe en tant que tel et non simplement comme exilé ; il n’est pas pétri de contradictions ; il n’est pas multiple mais unique ; il n’est pas complexe mais simple ; et il est « assez peu de peuples qui puissent être compris d’un bout à l’autre » comme il doit l’être, relevait Alexis de Tocqueville (1).
Tocqueville, encore… ?
« Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique (2) ». Cette affirmation brutale et la démonstration qui semblait la tempérer — ce ne serait pas « quoique » l’Amérique soit une démocratie, mais « parce que » l’Amérique en serait déjà une — ont fait en 1835 la fortune de leur auteur. Et pourtant, est-on certain de les avoir toutes deux correctement comprises en poussant le paradoxe dans le sens que l’on a cru suggéré par Tocqueville : l’absence de liberté ne serait pas à mettre au débit de l’esprit américain mais à celui des penchants « totalitaires » de tout régime démocratique.
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