Les peuples en guerre
Vaste sujet pour un auteur jusqu’alors plutôt tourné, à en croire la liste de ses publications précédentes, vers l’Afrique et le monde arabe. Invite à un panorama qui, pendant la première moitié du XXe siècle traitée ici (1911-1946), est indissociable de la politique et de la sociologie, au sens le plus large de ces termes. Et c’est bien ainsi, dans une interprétation exhaustive et donc ambitieuse, que Jacques Frémeaux présente son étude. Le tour de force, à notre avis réussi, consiste à aborder tous les aspects en un petit nombre de pages. Même si des esprits chagrins trouveront toujours matière à dénoncer des oublis ou des tournures elliptiques, même si, çà et là, l’anecdote est discrètement glissée, l’essentiel ressort clairement.
Le lecteur ne sera pas surpris par des révélations, mais intéressé par des confirmations. Citons le poids grandissant des états-majors et des techniciens, entraînant rapidement la « fin des souverains » (à Berlin comme à Vienne et à Petrograd) lors de la Première Guerre mondiale, mais le retour du politique au cours de la Seconde ; la montée du militarisme au Japon et en Allemagne, entreprise en souterrain dès l’époque de Weimar ; l’évolution de la nature des opérations en quelques décennies, retour à la guerre de mouvement et disparition du relatif confort des arrières qui connaissent des pertes civiles gigantesques ; les difficiles après-guerres, décevantes après tant de rêves conçus pendant les années noires, ponctuées d’injustices et de traités bancals ; et là-dessus l’apparition d’une véritable « culture (de guerre), ensemble de langages, de représentations, de pratiques, de râles sociaux » accompagnée, révolution industrielle aidant, de la mobilisation de toutes les ressources, non seulement humaines et morales, mais aussi matérielles et financières.
Les différents chapitres de l’ouvrage (la gestion politique des conflits, les soldats, la guerre et l’opinion…), au nombre d’une dizaine, offrent dans la concision des vues complètes et synthétiques. Seul le constant passage de la Première à la Seconde Guerre, sans doute inévitable pour la clarté de l’exposé, est un peu lassant. Professeur et non polémiste, l’auteur est naturellement soucieux d’impartialité ; les simplifications sommaires sont évitées, les indignations justifiées et les classements prononcés avec pondération : Psichari est jugé plus « discutable » que Péguy, le génie est accordé au seul Claudel, Giraudoux (bien que cité en conclusion) étant limité au talent. Nos quelques étonnements doivent à coup sûr s’effacer devant la science de l’historien : le nombre des assassinés de Katyn évolue dans un facteur 10 entre les pages 64 et 144 ; celui des victimes du bombardement de Dresde ne serait-il pas sous-évalué ? Et on n’est pas convaincu que le slang de McAuliffe à Bastogne ait été réellement « moins grossier » que l’argot de Cambronne à Waterloo. Il reste qu’à côté de remises en question salutaires et opportunes de nombre d’idées reçues, on trouve ici des affirmations qui vont à contre-courant de ce que l’on entend quelquefois par ailleurs : par exemple, le livre note une réticence des opinions publiques à l’été 1914 et le sentiment que la crise « aurait pu être désamorcée » ; ou encore un accueil réputé « correct » des troupes d’occupation en Allemagne après 1918. Sur deux points enfin, nous nous permettrons non de contredire, mais de trouver des sources de réflexion : d’une part, « la brutalisation… la rupture du front de la civilisation contre la sauvagerie » sont-elles vraiment des innovations contemporaines ne fût-ce que « quantitativement » ? Quant aux méthodes, pour se limiter dans le temps et négliger Attila, les guerres de religion, la Vendée ou la campagne espagnole de Napoléon, n’avaient-elles pas déjà allègrement franchi les bornes, surtout quand intervenaient l’idéologie sur le fond et la guérilla sur la forme ? D’autre part, l’intéressant constat sur l’évolution entraînée par ces guerres du XXe siècle dans tous les domaines, jusqu’au cubisme et à Debussy, est indéniable, mais en matière de mœurs, la Garçonne n’est-elle pas dépassée de cent coudées, en pleine période de paix prolongée, par le mariage homosexuel ?
Qu’on ne voit dans ces chicanes que le reflet de l’intérêt suscité par la lecture attentive de ces Peuples en guerre. Au-delà des « étudiants » et des « passionnés », seules catégories auxquelles la 4e de couverture semble curieusement vouloir cantonner le lectorat, il serait hautement souhaitable que la consultation de cet ouvrage, si prenant pour ceux qui ont vécu ces conflits comme des « parenthèses » hors normes, soit autorisée même en dehors de la rive gauche, à une jeunesse qui, trop souvent, soit ignore superbement les événements passés, soit n’en a connaissance que par des présentations aussi partielles que partiales. ♦