Les États-Unis aujourd'hui. Choc et changement
Paru un an après la guerre contre l’Irak qui a divisé les Européens et provoqué une crise dans les relations transatlantiques, ce livre se propose d’informer le public français sur les changements intervenus dans la société américaine au cours de la dernière décennie et de l’éclairer sur les nouvelles orientations de la politique étrangère et de sécurité des États-Unis.
À s’en tenir au sous-titre de l’ouvrage, qui évoque implicitement les conséquences des opérations militaires du printemps 2003, on pourrait être tenté d’y voir un écrit de circonstance traitant des questions que l’on se posait alors aussi bien sur l’avenir des relations franco-américaines que sur la signification des alliances dans un monde où la puissance américaine jouissait d’une supériorité militaire incontestée et répugnait à se voir imposer des contraintes dans le déploiement de sa stratégie globale. Il n’en est rien car les préoccupations du maître d’œuvre de ce recueil collectif et des dix auteurs qui lui ont prêté leur concours débordent largement le cadre de l’actualité immédiate. En effet, leur ambition est d’expliquer la politique américaine en analysant les forces profondes qui la conditionnent et en la situant dans la longue durée. Ainsi offrent-ils au lecteur la possibilité de distinguer les éléments permanents de la démocratie américaine et les facteurs conjoncturels qui influent à certains égards sur le comportement extérieur des États-Unis.
La publication de ce livre répond parfaitement aux objectifs que s’est assigné le Centre français sur les États-Unis (CFE) que Guillaume Parmentier dirige depuis 1999 dans le cadre de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Pour diminuer la puissance des préjugés qui marquent trop souvent en France les réflexions sur la politique américaine, il a entrepris de développer les échanges avec de nombreuses institutions d’outre-Atlantique et organise annuellement des colloques auxquels participent des personnalités du monde de la politique, de l’économie et de la presse ainsi que des représentants des think tanks dont on connaît le rôle dans le développement des études stratégiques et la prise de décision aux États-Unis. Enfin, les études du CFE retiennent depuis longtemps l’attention des spécialistes et il n’est pas surprenant que la publication des États-Unis d’aujourd’hui destiné à un public plus large et diffusé par un éditeur commercial ait eu un certain écho dans le débat qui s’est instauré en France à l’occasion des dernières élections présidentielles américaines. Cependant, la réélection de George W. Bush ne diminue en rien l’intérêt de ce livre qui demeure un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent aux tensions entre le changement et la continuité dans l’Amérique contemporaine et s’interrogent sur les orientations futures de la politique étrangère des États-Unis.
Il ne saurait être question de résumer la substance des dix études réunies dans ce volume et dues à la plume des meilleurs spécialistes américains, ni de discuter le choix des thèmes retenus par le directeur du CFE qui reconnaît volontiers que des « phénomènes importants tels que l’endettement national et le déficit commercial, qui en est l’une des causes principales, ne sont pas traités » et que l’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité. Toutefois la perspective adoptée permet de mettre en évidence deux réalités incontestables : d’une part, les divisions durables d’une société multiraciale où les clivages politiques sont en passe d’épouser les lignes de partage démographique et s’articulent autour de trois centres, le melting-pot, le new sunbelt et le heartland ; d’autre part, les effets durables du traumatisme provoqué par le « viol du 11 septembre » et le sentiment largement répandu aux États-Unis que les menaces des organisations terroristes ne peuvent être écartées que par le renforcement de la sécurité intérieure (homeland security) et l’instauration d’un nouvel ordre mondial fondé sur « l’adhésion de l’ensemble de l’humanité aux valeurs américaines et démocratiques ».
Dès lors se pose la question de savoir si les États-Unis ont répudié la vision « réaliste » des relations internationales, qui s’était imposée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et s’était perpétuée pendant la période de l’antagonisme Est-Ouest, pour se rallier au début du XXIe siècle à un idéalisme néoconservateur qui prône le recours à la force pour propager la démocratie dans le monde (make the world safe for democracy). Le renversement du régime de Saddam Hussein au printemps 2003 semble accréditer la thèse d’un changement d’orientation majeur de la politique étrangère américaine et les spéculations auxquelles on se livre à Washington sur l’éventualité d’une action préventive pour empêcher l’Iran d’accéder à l’arme nucléaire vont dans le même sens. Toutefois, certains observateurs estiment que la diplomatie américaine n’est pas placée sous le signe exclusif de l’unilatéralisme et d’un « wilsonisme botté » (Pierre Hassner) et que le président Bush pourrait opter pendant son deuxième mandat en faveur d’un « multilatéralisme efficace » et d’une coopération plus étroite avec ses alliés pour lutter contre la prolifération des armes de destruction massive et faire échec aux entreprises des organisations terroristes.
Dans son introduction générale, Guillaume Parmentier aborde de front ces questions et met l’accent sur la césure introduite par les attentats du 11 septembre 2001 dans la politique de sécurité des États-Unis. Selon lui, les Américains ne se satisferaient pas de la société internationale telle qu’elle est et seraient convaincus que leur salut dépendrait de « la conversion du monde à un système de valeurs comparable au leur ». Ainsi s’expliquerait la faveur dont jouit à Washington l’approche wilsonienne des relations internationales dont il rappelle opportunément qu’elle ne s’inspirait pas d’un idéalisme désincarné et ne répugnait pas au maniement du « gros bâton ». Or, il n’est pas évident que la politique américaine suivra nécessairement cette pente et on relève que les auteurs des trois études consacrées respectivement aux aspects militaires, doctrinaux et diplomatiques de la stratégie de sécurité nationale adoptée en septembre 2002 n’ont pas en la matière des positions aussi tranchées. L’un d’eux, Charles Kupchan, considère même que les États-Unis auraient intérêt à renouer avec une politique de sécurité coopérative et à inscrire leur action dans le cadre des institutions internationales et des alliances pour leur conférer une plus grande légitimité. Le débat reste donc ouvert et le lecteur pourra se faire sa propre opinion en se fondant sur les analyses présentées par des experts représentatifs des différentes sensibilités qui se manifestent au sein de la communauté des analystes stratégiques aux États-Unis.
Si nous avons insisté sur la place réservée à la dimension militaire de la politique américaine dans ce livre, c’est en préjugeant de l’intérêt que leur portent les lecteurs de cette revue ; mais les problèmes juridiques, économiques et sociaux font également l’objet de développements substantiels et sept études leur sont consacrées. Elles portent sur des sujets aussi variés que les fondements de la prépondérance républicaine, la régulation des activités économiques, le financement des partis et des campagnes électorales, le pouvoir des juges en politique, la protection de la vie privée à l’ère du numérique et la réglementation de la concurrence. Enfin, on trouvera en annexe des données statistiques sur la population américaine, un organigramme du système judiciaire et le texte du préambule au document sur la stratégie de sécurité nationale du 17 septembre 2002. Deux notes consacrées respectivement à l’organisation de la sécurité territoriale et à la crise budgétaire des États fédérés complètent utilement ce dossier. Il faut donc saluer la publication des États-Unis aujourd’hui dans la mesure où ce livre contribue à une meilleure connaissance des réalités américaines et permet de prendre la mesure des changements qui s’accomplissent aux États-Unis depuis la fin de l’ordre bipolaire. Il témoigne également de l’importance du rôle joué à cet égard par le Centre français sur les États-Unis et nous formons le vœu que son directeur, Guillaume Parmentier, persévère dans la voie où il s’est engagé il y a cinq ans sous l’égide de l’Ifri. ♦