La Russie en guerre, mythes et réalités tchétchènes
Jusqu’à aujourd’hui, rares sont les ouvrages complets sur la Tchétchénie qui ne sont pas écrits par des journalistes, des membres d’associations de défense des victimes de la guerre (civiles ou militaires), ou des membres d’organisations non-gouvernementales. Les risques, pour l’histoire, d’une vision biaisée du conflit sont assez importants. Non pas que le travail analytique des ONG, des journalistes et des universitaires engagés ne soit légitime ni souvent exact, mais une vision à la base subjective de certains acteurs rend délicats les contre-feux qu’il faut parfois ériger pour saisir l’intégralité d’une personnalité ou bien d’une situation.
A contrario, la tentation est parfois trop grande pour certains, dont les enseignements peuvent être également riches, de faire preuve de trop de zèle à se refuser compatissants, afin que l’on ne pense pas d’eux qu’ils puissent avoir choisi un camp évident, celui des victimes. Autrement dit, celui en Occident des anti-Vladimir Poutine. Après avoir souvent stigmatisé ce président aux contours autocratiques, ne faudrait-il pas aussi replacer certains autres acteurs de ce conflit, parmi lesquels nombre de Tchétchènes, devant leurs responsabilités ? Refuser le parti-pris, c’est pour Arnaud Kalika un moyen d’étudier au plus pro fond un conflit ouvert désormais enraciné dans l’histoire et la culture, et dont les tenants et les aboutissants actuels sont si complexes à déterminer que tout et n’importe quoi aura, selon lui, été dit à ce sujet. Le lecteur comprendra que le récent ouvrage d’Arnaud Kalika, ancien élève de l’EHESS et consultant auprès du ministère de la Défense, propose une étude principalement critique des visions « passionnées » souvent présentes dans les médias occidentaux, sans jamais les citer. Le sous-titre choisi s’annonce comme un gage accrocheur de pragmatisme : « Mythes et réalités tchétchènes ».
Selon la méthode chère à Aymeric Chauprade, directeur d’étude au Collège interarmées de défense (CID), auteur d’un imposant Géopolitique aux mêmes éditions et directeur de la collection « Mondes Réels », Arnaud Kalika ne s’en tient pas seulement aux faits et à leurs conséquences, mais aborde les aspects culturels et identitaires (les clans, la déportation de 1944…), religieux (l’islam des intégristes soufis et l’islam des wahhabites), historiques (les guerres des XVIIIe et XIXe siècles, le soviétisme et ses promesses non tenues, la non-transition des années 1990-1994, l’arrivée de Boris Eltsine, puis de Vladimir Poutine…), économiques (le commerce du pétrole et les autres intérêts particuliers…) qui forgèrent en partie l’actuelle mentalité des hommes d’État et des principaux acteurs en Tchétchénie, pour expliquer les événements survenus depuis la perestroïka jusqu’au déclenchement des premières hostilités, en 1994, puis après. Et l’on voit bien le piège dans lequel s’est enfermé lui-même Doudaev, ce général tchétchène devenu président, manquant de trop de recul politique, trop pressé d’honorer ses ancêtres et trop naïf, trop contraint par son ambition et ses alliances pour éviter la guerre. Sans doute Maskhadov aura-t-il péché par autant de manque de moyens et d’expérience au pouvoir pour contenir les va-t-en-guerre et les multiples bandes armées. Sans doute l’immaturité de la classe politique russe proche du président a-t-elle, elle aussi, trop vite abandonné la volonté de transition puis de résolution de crise pour des intérêts très particuliers. Malgré l’importance rappelée du contexte russe, plus encore que caucasien, pour expliquer la fermeté russe sur le terrain, la stratégie du Kremlin n’aurait que très peu évolué depuis le XVIIIe siècle. Mais depuis lors aussi, du côté tchétchène, l’unité des résistants montagnards finit par s’étioler au point d’abandonner leur chef et de laisser le mouvement irrédentiste s’essouffler.
Au-delà même d’une volonté d’éclaircir certains déterminants de ce conflit protéiforme et radical des deux côtés, l’auteur, par ailleurs conférencier à l’IHEDN, souhaite nous présenter le visage de la Russie actuelle, et finalement telle qu’elle a toujours été. Son approche succincte mais pertinente de la mentalité russe (par exemple en rappelant le lien systémique entre politique intérieure et extérieure), qu’il connaît sans conteste pour l’avoir étudiée et appréhendée sur place, nous évitera à tous de porter à l’avenir des jugements trop hâtifs, et nous incitera sans doute à nous concentrer sur le vrai sens historique de ces événements. Dommage, toutefois, que certaines questions liées au jeu des interventions internationales (États) ou tout simplement externes (réseaux terroristes, mafias, etc.) dans ce conflit restent sans réponse.
Bien entendu, il faudra encore du temps et beaucoup de recul pour que les subjectivités retombent dans le camp des journalistes et des chercheurs. C’est finalement le lot de l’histoire d’être d’abord un ensemble de faits présents et très proches, pour se muer ensuite en oubli chez certains, et nous le regrettons déjà, ou en pistes de réflexions pour d’autres, plus soucieux de justice et de progrès humains. ♦