Face à la guerre
Face à la guerre
On ne saurait trop conseiller la lecture du livre de Louis Gautier, ancien directeur adjoint du cabinet de Pierre Joxe à la Défense puis conseiller en stratégie de Lionel Jospin à Matignon.
Face à la guerre se présente comme une excellente revue de la réflexion actuelle en matière de défense, et l’exposé sans fard des convictions morales, philosophiques, politiques et géopolitiques d’un militant doublé d’un praticien de la chose publique. On y trouvera aussi, surtout peut-être, les grandes lignes d’une politique de défense qui ne demande qu’à être mise en pratique.
Afin de rester centré sur le sujet, la guerre, ses prolégomènes, ses réalités et ses conséquences, le lecteur ne manquera pas de négliger les quelques incidences purement politiciennes qui s’égarent, çà et là, dans un discours largement suffisant sans elles pour retenir l’attention.
Représentant d’une gauche nationale, viscéralement républicaine et étatique, Louis Gautier constate que la nation, garante de la sécurité de ses citoyens comme de la démocratie, tend à se dissoudre dans une globalisation qui n’apporte pas de solution pour remplir le vide de sécurité ainsi créé. Le système international est en crise, le modèle onusien ne vaut guère mieux. L’Europe de la défense, que l’auteur appelle de ses vœux, est plus un horizon qu’une réalité. Le consensus actuel sur notre défense nationale n’est que l’expression d’un désintérêt qu’alimente une négligence intellectuelle profonde sur l’usage de la force et les questions de défense. Or, le monde est toujours aussi injuste, dangereux et imprévisible. La guerre, loin de disparaître, se répand et se transforme. L’idéologie humanitaire et les aspirations pacifistes n’ont, hélas, pas domestiqué les passions tragiques de l’histoire.
Pour faire face aux défis opposés à la sécurité et à la paix qui se posent dès aujourd’hui, il faut tout à la fois, nous précise l’auteur : contrôler les peurs que l’on ne peut exacerber et manipuler sans graves conséquences ; évaluer les menaces désormais permanentes, multiples et protéiformes ; bâtir l’union européenne politique qui reste à inventer après le regrettable échec du référendum ; enfin disposer d’une doctrine d’intervention claire dont les opérations extérieures seront soumises au contrôle démocratique du Parlement.
Pour atteindre ces objectifs, précise Louis Gautier, il est indispensable que les armées européennes se réorganisent autour de trois principes : la mutualisation des moyens dont on ne peut que déplorer la coûteuse redondance dans les États de l’Union, la division des tâches qui reste à inventer, la spécialisation des pourvoyeurs d’équipements stratégiques comme les capacités autonomes de renseignement et de frappe dans la profondeur. Ces dernières sont complémentaires et alternatives aux armes nucléaires. Il convient cependant et prudemment de maintenir notre force de frappe en l’état, le désarmement en ce domaine restant aléatoire.
La mise en œuvre de ces objectifs justifie que notre modèle d’armée 2015 soit aménagé. D’abord, par la remise à plat de la programmation à travers des choix qui préservent les équipements stratégiques indispensables à l’indépendance de l’Europe. Ensuite, par une diminution des effectifs de 15 000 à 20 000 postes, cette mesure visant surtout à corriger la dérive inexorable des charges de rémunération et de fonctionnement. Pour être totalement cohérente et efficace, cette évolution doit promouvoir l’avènement d’un nouvel homo militaris, libéré d’une spécificité qu’il s’acharne encore à cultiver mais qui, historiquement, pèse comme une épée de Damoclès sur notre démocratie.
Le large panorama présenté tout au long de plus de 400 pages denses et bien construites peut cependant, à la lecture du bilan final, laisser perplexe le lecteur averti. Certes, l’exposé des attendus d’une politique est généralement un art plus simple que ses modalités de mise en œuvre. Aussi ne peut-on s’empêcher de trouver dans les deux derniers chapitres – l’Europe empêchée et les choix militaires de la France – quelques sujets d’étonnement.
La stratégie d’abord, de stratos (armée) et agein (conduire). On ne conduit pas des hommes dont on se méfie et que l’on soupçonne de turpitudes antidémocratiques, fruits vénéneux d’une spécificité malsaine. Tout au plus les gère-t-on de très loin, si ce n’est un rapide aller et retour en cortège officiel, à la tête d’une haute administration de défense que l’auteur voudrait prédominante aux affaires. Il semble regretter qu’elle doive faire une plus large place au chef d’état-major des armées, bien que ce dernier soit en prise directe, et donc en relation de confiance, avec un Président, chef des armées, élu, faut-il le rappeler, au suffrage universel direct.
Stratégie encore qui, au-delà de ses multiples définitions, reste quand même l’art de conjuguer les résultats des engagements en vue de l’objectif final. Aussi la première bataille est-elle, d’abord, celle des moyens et de leur libre possession, à commencer par les équipements stratégiques dont la liste trop courte manque de substance. Ils doivent être à suffisance, disponibles en tout temps, en tous lieux, et placés entre des mains fermes et assurées. Le partage et la mutualisation, certes très souhaitables sur le plan industriel, méritent donc d’être abordés avec beaucoup plus de prudence et de lucidité quand il s’agit de la défense de nos intérêts, de la vie de nos soldats et de la sécurité de nos concitoyens. Le rêve des uns est parfois le cauchemar des autres ; ce n’est pas l’aventure irakienne qui prouvera le contraire.
Stratégie toujours et enfin, qui subordonne toute architecture militaire à l’expression et la mise en œuvre préalable du projet politique. Compter sur les mécanos d’états-majors et quelques opérations conjointes en l’absence de projet politique est peut-être un palliatif à l’impuissance, mais il est, tout aussi certainement, un non-sens stratégique que l’on se gardera bien de rendre irréversible.
Au-delà de ces quelques remarques, on ne pourra que se féliciter de la lecture d’un ouvrage riche et percutant qui prouve, quoi qu’en dise l’auteur, qu’il reste encore, dans notre pays, des auteurs sensibles à la chose militaire et passionnés par les problèmes de défense. ♦