Extraits de l’intervention du général Bruno Cuche, chef d’état-major de l’Armée de terre qui clôturait le colloque CDEF-CEIS du 19 octobre 2006 à l’École militaire : « L’adieu aux armes, anticiper et gérer la sortie de crise ».
Sortie de crise : l'adieu aux armes
A farewell to arms: crisis resolution I
Extracts from the closing address by General Bruno Cuche, Chief of French Army Staff, at the seminar ‘A farewell to arms, anticipating and resolving crises’ held by the CDEF (Forces Employment Doctrine Centre) and the CEIS (European Company for Strategic Intelligence) on 19 October 2006 at the École Militaire, Paris.
La guerre moderne, asymétrique, n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens. Elle est d’emblée politique ; politique et militaire. Elle conservera cette ambivalence, cette dualité, jusqu’au retour à la normalité. Ne tirons pas immédiatement de conclusions erronées : il ne s’agit pas d’une « militarisation » du monde civil ou d’une « civilianisation » du monde militaire. Nous voulons seulement dire par là que la complexité des conflits actuels ne se résume pas à des solutions unilatérales et simplistes, soit exclusivement militaires, soit exclusivement civiles.
Une approche globale des problèmes et la synergie entre tous permettent de dominer la complexité. C’est la démarche française du règlement des crises où le militaire et le politique vont main dans la main.
La crise, on en sort bien si l’on y entre bien. Et pour bien y entrer et bien en sortir, il nous semble essentiel de partager, entre militaires et civils, la même compréhension générale des problèmes et de préciser les conditions requises pour espérer coopérer efficacement. Nous montrerons enfin comment l’Armée de terre s’adapte à cet environnement opérationnel.
Comprendre
Partager la même compréhension des problèmes tout d’abord. Reprenons l’analyse « militaire » des engagements actuels, pour en tirer quelques critères permanents, qui semblent discriminants pour tous les acteurs, militaires et civils. Certains paraîtront évidents, mais l’histoire la plus récente prouve qu’on les oublie facilement et que c’est dans la douleur qu’on se les rappelle.
Crise, conflit, tension, la guerre a changé de nom et de visage, mais c’est toujours la guerre dont la caractéristique immuable est la violence extrême. C’est cette violence qui à elle seule justifie l’emploi de la force armée. Mais cette violence, et c’est là le changement fondamental par rapport à la guerre classique, est véhiculée par des terroristes, des mouvements de guérilla, des groupes criminels qui sont l’émanation de la population, qui agissent en son sein et contre elle. Le facteur humain est redevenu prédominant. On ne traite pas la question terroriste comme on traite une division blindée soviétique. Par extension, on ne traite pas le terroriste comme on traite la population. Car l’enjeu premier, c’est la dissociation entre les groupes armés et la population. C’est, par une double action militaire et politique, la neutralisation des groupes armés et l’amélioration des conditions de vie de la population pour qu’elle ne soit pas tentée de soutenir l’action violente. Ne nous méprenons pas par ailleurs sur la terminologie de « stabilisation ». Si nous cherchons à stabiliser c’est que quelqu’un, en face, cherche à nous « déstabiliser ». La stabilisation ne marque pas le début d’une ère de paix, c’est une période au contraire d’affrontement dans tous les champs militaires et civils. C’est pourquoi, il faut prendre garde à ne pas raisonner sur une évolution linéaire de la situation. La violence terroriste est par définition erratique. La tempête peut succéder au calme sans prévenir. L’incertitude sécuritaire est donc un facteur limitatif du recours aux seuls acteurs civils.
N’oublions, pas enfin, que la guerre peut toujours conduire à « l’ascension aux extrêmes », quelles que soient la légitimité de la cause défendue et l’ampleur des moyens de tous ordres mis en œuvre. Gardons à l’esprit que, dans un contexte de violence généralisée, l’action militaire redevient incontournable…
Les conditions de l’action commune
Voici maintenant quelques réflexions sur les conditions qui doivent fonder l’action commune des acteurs militaires et civils.
Polyvalence des militaires
La première réflexion porte sur les capacités respectives des civils et des militaires, elle porte sur certaines limites d’emploi. Ce n’est pas la couleur de l’uniforme ni celle du costume qui importe mais ce sont les effets produits ou attendus. C’est à l’aune de cette réflexion qu’il faut comprendre le ratio souvent évoqué par les théoriciens de la contre-guérilla : 20 % d’actions militaires et 80 % d’actions civiles. Et c’est aussi à l’aune de deux particularités que les civils ne partagent pas avec les militaires : la capacité à affronter la violence extrême et la polyvalence. Le militaire est le seul à pouvoir dominer un environnement violent. Il est le seul à pouvoir stopper le déchaînement de violence en usant de la force. Il est le seul capable, et c’est là sa polyvalence, de faire un métier civil et de remplir des missions d’assistance aux populations, tout en restant simultanément un soldat. Toutefois, cette polyvalence ne peut être maintenue dans la durée et la relève par des civils doit être envisagée dès que les circonstances le permettent. Ceci pour plusieurs raisons. Plus la reconstruction avance et moins les militaires sont compétents dans les domaines d’expertise purement civils. Par ailleurs, si ces tâches participent à renforcer la légitimité de la force, la spécificité militaire reste prioritairement d’assurer la sécurité générale. Enfin, une trop forte visibilité militaire, dans certaines conditions, peut s’avérer contre-productive.
« Économie des moyens »
La deuxième réflexion porte sur les moyens à mettre en œuvre sur le terrain. Il s’agit de trouver le compromis entre d’une part, le volume de forces capables d’assurer la sécurité et d’autre part, les moyens financiers et humains consacrés directement à la reconstruction. Cet équilibre est essentiel. Pas assez de forces affectées à la sécurité générale et les groupes armés prolifèrent, rendant impossible l’action humanitaire dans la continuité. Des pans entiers de la population échappent à notre influence et passent sous le contrôle de l’adversaire. À l’inverse, l’autre écueil, c’est de ne pas consacrer d’emblée suffisamment de moyens humains et financiers à la reconstruction. Le résultat est rapide et sans appel. La force perd sa légitimité initiale de force libératrice. Elle est alors assimilée à une force d’occupation et s’aliène la population.
Il est possible d’éviter ces écueils ou d’en limiter les impacts en associant les acteurs civils et militaires à toutes les phases de l’opération.
La première étape qui me paraît incontournable, c’est la définition d’un objectif stratégique « explicite », « réaliste » et d’une stratégie globale pour l’atteindre. Il convient donc d’intégrer les lignes d’opérations militaires et civiles dès la planification. Et ce sont clairement les circonstances qui décident alors des priorités d’emploi et non pas une présupposition qui dirait par exemple que la phase d’intervention est uniquement l’affaire des militaires, alors que la phase de stabilisation serait prioritairement celle des civils. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, c’est la réalité du terrain et la nature des effets à obtenir qui commandent les moyens et le profil des hommes qui les mettent en œuvre.
La deuxième étape, c’est la mise sur pied de structures intégrées de décision et de coordination. Le ministre de la Défense, très récemment (1), s’est exprimé sur la question et a suggéré : « La création d’une structure interministérielle chargée, dans une perspective d’ensemble, de la stratégie, de la coordination et du pilotage des interventions des différents acteurs institutionnels et privés engagés dans des opérations de reconstruction sur les théâtres d’opérations ». Ces structures doivent se décliner à chaque niveau, stratégique, opératif — le niveau du théâtre d’opérations — et local.
Soyons réalistes. Même avec une impulsion gouvernementale forte, la synergie entre tous les acteurs publics nationaux reste difficile à réaliser, par défaut notamment d’une culture commune, par persistance de réflexes corporatistes. Concernant l’intégration des acteurs privés (les entreprises, les ONG etc.), elle ne peut être, à l’évidence, obtenue de manière autoritaire. Plus que d’intégration, il s’agira alors d’entretenir une relation de confiance, de créer des liens informels dans l’intérêt bien compris des deux parties. Dans un environnement multinational, les difficultés sont encore plus grandes : chaque nation, y compris au sein de l’Union européenne, est tentée de donner la priorité à la promotion de ses intérêts ! En revanche, la Commission européenne, lorsqu’elle est présente dans un théâtre est un acteur central qui dispose de capacités de financement importantes, trop souvent négligées.
La troisième étape, c’est la mise en œuvre sur le terrain. Ces structures, même imparfaites, doivent permettre une action plus cohérente, une manœuvre globale au bon endroit, au bon moment, sur la bonne cible et avec tous les moyens adéquats pour traiter d’une part, la population et d’autre part, les groupes armés. Les manœuvres tactiques et l’action des acteurs civils à l’échelle locale s’intégrent alors en souplesse dans la manœuvre globale. En l’absence de coordination, des incompatibilités, des distorsions entre les actions surviennent qui seront systématiquement exploitées par nos adversaires pour délégitimer notre action. Cette coordination est par ailleurs particulièrement indispensable lors de la phase sensible du passage de relais des militaires aux civils, lorsqu’il s’agit par une manœuvre en « biseau » de diminuer les moyens militaires et simultanément d’étendre les responsabilités civiles.
Les axes d’effort de l’Armée de terre
L’Armée de terre aborde cette réalité opérationnelle de manière très concrète. Pour nous, c’est une problématique connue de longue date. Et nous détenons même une véritable expertise dans ce domaine. Historiquement, l’Armée de terre s’est toujours distinguée par sa capacité à intégrer les problématiques civilo-militaires, en Afrique à Madagascar, ou en Indochine pendant l’époque coloniale. Aujourd’hui encore, nos 20 000 hommes déployés en permanence, soit 60 000 au total sur une année, à l’étranger, outre-mer et sur le territoire métropolitain remplissent des missions requérant une étroite coopération avec les acteurs civils. Dans tous les théâtres, en Côte d’Ivoire, au Congo, au Tchad, en Afghanistan et au Liban, les forces terrestres jouent un rôle-clé dans la stabilisation de la situation. Leur performance opérationnelle est unanimement reconnue, mais cette performance est fragile. Elle est fragile parce que l’environnement stratégique, la menace, mutent en permanence pour frapper nos vulnérabilités plus vite que notre organisation, encore marquée pour partie par une logique de « guerre froide », n’est capable de l’anticiper. Elle est d’autant plus fragile que les ressources financières ne permettent plus de faire face simultanément à tous les besoins. Pour éviter à terme la dégradation de notre capacité opérationnelle, nous avons décidé de concentrer dorénavant les efforts humains et financiers, sur la « préparation aux engagements réels et les plus probables », ceux que nous venons de décrire, et non plus sur les engagements virtuels face à l’ennemi d’hier. En effet, la probabilité à moyen terme de devoir affronter, tous moyens réunis, une force conventionnelle de même pied que la nôtre aux frontières de la France ou en Europe est désormais très faible. Nous devons en tirer rapidement toutes les conséquences pour aborder, avec tous les atouts opérationnels en main et dans le cadre d’une stratégie globale, les guerres d’aujourd’hui. Pour illustrer notre propos, citons brièvement quatre domaines emblématiques de cette mise en adéquation accélérée de l’Armée de terre avec les réalités stratégiques, et qui s’inscrivent dans le prolongement des actions de mon prédécesseur.
Doctrine
La doctrine tout d’abord. C’est à partir de la doctrine que notre armée doit évoluer dans son organisation, choisir ses équipements et ses modes d’action les plus appropriés. Le Centre de doctrine et d’emploi des forces (CEDF), en étroite relation avec le Centre interarmées de concept, de doctrine et d’expérimentation (CICDE), doit être à l’avant-garde de cette réflexion fondée sur une étude attentive de tous les conflits, de toutes les guerres actuelles, sur tous les continents sans exclusive. Car l’ennemi lui n’aura pas d’a priori intellectuel ou culturel et recherchera systématiquement la surprise.
Organisation du commandement
Le deuxième domaine concerne l’organisation du commandement. Il s’agit de redéfinir les prérogatives des états-majors centraux et régionaux pour aboutir à une véritable déconcentration. L’objectif ultime est d’augmenter la réactivité de nos centres de décision pour faire face à « l’imprévisible » et accélérer, en étroite synergie avec l’État-major des armées, les adaptations de nos structures.
Préparation opérationnelle
Le troisième domaine concerne la préparation opérationnelle. Nous devons strictement cibler la préparation des forces, de toutes les forces, ainsi que la formation individuelle en école, à la réalité des engagements opérationnels. Nous nous sommes engagés dans un rééquilibrage au juste niveau entre la préparation aux engagements réels et la préparation au combat conventionnel face à un ennemi de même rang. Soyons bien clairs, nous ne renonçons pas aux fondamentaux tactiques ni à nos capacités de destruction ; ils sont incontournables quel que soit le type de mission. Nous voulons simplement que les conditions d’entraînement prennent plus systématiquement en compte les conditions réelles d’engagement dans une perspective interarmées et civilo-militaire. Ces orientations s’appliquent évidemment aux Écoles. À Saint-Cyr, l’impulsion est déjà donnée depuis plusieurs années. La participation d’élèves d’HEC, de l’ENA, de Sciences-po à des formations en commun avec les élèves-officiers va dans le sens de la connaissance mutuelle indispensable qui doit exister entre les décideurs de demain amenés ensemble à régler des crises. La création d’un troisième pôle de recherche intitulé « action globale des forces terrestres » qui recouvre précisément la thématique dont nous venons de débattre aujourd’hui s’inscrit dans cette logique.
Les équipements
Le quatrième et dernier domaine concerne les équipements, sous deux aspects : celui du maintien en condition opérationnelle et celui du renouvellement des équipements.
Le maintien en condition opérationnelle est un souci récurrent. Malgré des efforts financiers toujours plus importants, concrétisés par l’excellent niveau de disponibilité technique en opérations, nous ne parvenons pas à améliorer significativement notre performance en métropole. Cette situation obère dangereusement nos conditions de préparation opérationnelle. Dans l’esprit d’un recentrage de tous les efforts sur les engagements réels et les plus probables, nous avons donc décidé la mise en œuvre d’une nouvelle politique d’emploi et de gestion des parcs. Il s’agit, dans une optique à la fois opérationnelle et de maîtrise des coûts, de toujours disposer au bon endroit et au bon moment des matériels indispensables à l’entraînement et la projection d’une force. Ainsi, les matériels les plus sollicités en opération et donc à l’entraînement se verront consacrer l’effort principal de maintenance. Les parcs les moins sollicités seront maintenus à niveau pour la proportion des matériels effectivement nécessaires aux engagements en cours et les plus probables. Cela signifie pour chaque régiment et formation, la disponibilité permanente des matériels les plus sollicités et la disponibilité différée d’une partie de ceux moins systématiquement déployés. Cela signifie très concrètement, la fin des parcs complets attachés à un régiment, justifiée autrefois par l’imminence de la menace du pacte de Varsovie à nos frontières.
Concernant les équipements, levons certaines ambiguïtés. Le nouveau type de guerre auquel nous sommes confrontés ne signifie pas l’abandon des capacités de haute intensité. Elle modifie leurs conditions d’utilisation et parfois le volume déployé mais pas la nécessité par exemple de disposer de chars Leclerc. Au contraire, la menace terroriste et des groupes armés impose pour la protection de nos forces de disposer systématiquement, quel que soit le terrain, en ville comme en montagne, de moyens blindés et à haute mobilité capables de résister aux engins explosifs improvisés. Elle requiert de disposer au plus près des troupes au sol de moyens d’appui feu immédiatement disponibles. Ce nouveau type de guerre ne signifie pas non plus l’obsolescence de la haute technologie dont l’Armée de terre a plus que jamais besoin et qu’elle développe dans le cadre de la numérisation de l’espace de bataille ; mais la haute technologie ne garantit plus à elle seule la victoire, sauf peut-être dans la phase d’intervention face à un ennemi conventionnel manœuvrant de manière classique. En revanche, dans la phase de stabilisation, la supériorité opérationnelle s’obtient par la capacité humaine à transformer l’information en avantage. Le succès tactique face à un ennemi qui choisira l’affrontement dans les milieux les plus complexes, « égalisateurs de puissance », sera obtenu in fine par la combinaison de moyens matériels adaptés au terrain et l’action des soldats au contact. C’est pourquoi, nous sommes attaché au maintien des programmes d’armement terrestres qui participent directement au besoin opérationnel réel. Nous prendrons deux exemples emblématiques : le véhicule haute mobilité (VHM) et l’hélicoptère de manœuvre NH90. Ces deux programmes sont nécessaires parce qu’ils s’inscrivent dans le cadre d’emploi déjà décrit ; ils répondent à l’exigence de polyvalence et de réversibilité. Ils détiennent la double capacité à remplir des missions de combat et des missions d’assistance aux populations. On ne peut plus surseoir à l’acquisition du VHM décidée en 2002 après les attentats du 11 septembre 2001 et qui présente un remarquable rapport coût-efficacité. Quant au NH90, il y a urgence absolue à respecter le calendrier et le volume des livraisons prévues sous peine, à court terme, d’une dégradation irrémédiable des capacités de transport tactique de l’Armée de terre.
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Soyons bien clairs pour conclure, nous ne croyons ni aux vertus de la confusion des rôles ni à l’idée d’une séparation stricte des champs d’action et des prérogatives.
Nous croyons qu’il est nécessaire que chacun conserve son autonomie dans un cadre général défini en commun. C’est un gage d’efficacité ; car la guerre dans un milieu complexe se gagne par les initiatives de terrain.
La culture partagée entre les acteurs civils et militaires est la meilleure des garanties d’une coopération efficace, dans la défense des intérêts de la France. ♦
(1) Note du 7 juin 2006.