Pour compléter l’analyse des quatre ouvrages ayant le même fil conducteur, le trouble que « la mort de Dieu » a semé dans nos sociétés (Défense nationale et sécurité collective n° 690, octobre 2006), le général Claude Le Borgne a lu Jean d’Ormesson, La Création du monde.
Mort de Dieu (suite)
Paru un mois plus tôt, le dernier livre de Jean d’Ormesson (1) eût figuré en bonne place dans notre évocation de « La mort de Dieu ». Rattrapons-le !
Notre joyeux académicien, on s’en doute, ne saurait accepter une sentence aussi grossière : « Dieu ne peut pas mourir, puisqu’il n’existe pas. Il n’existe pas : il est ». Qui parle ainsi, brodant sur le nom de Yahvé, Je suis ? Dieu lui-même. C’est que le Très-Haut, qui a ses raisons, a décidé de se manifester. Il le fait à sa manière discrète, s’adressant au nommé Simon Laquedem, homme ordinaire traînant aux Buttes-Chaumont une vie solitaire, et que voilà tout effrayé de se voir élu comme un nouveau Moïse — Buttes-Chaumont pour Sinaï. D’Ormesson est orfèvre en canulars. Passons sur les détails de celui-ci et voyons ce que Dieu souhaite dire à Simon.
L’inquiétude de Dieu justifie son intervention : « Ce n’est pas à toi (Simon) d’avoir peur : c’est à moi. Tout se passe comme si vous (les hommes) étiez en train de prendre mon relais. Je suis devenu pour vous une hypothèse inutile ». Cela dit, on ne va pas s’ennuyer en si haute compagnie. Le titre annonce la Création. Bien ! Et avant ? le néant, autant dire Dieu seul. Et après ? le tout, soit le monde, le tout séparé du rien. Mais un tout minuscule au départ : « Dans cette pointe d’épingle dormait tout l’univers à venir ». La Création s’enchaîne et Lucifer lui-même y jouera sa partie. L’invention du temps est le premier miracle, fort mésestimé : « Que vous ne passiez pas votre temps à vous interroger sur son mystère me serait une stupeur si ce n’était pas moi qui l’avais organisé ». La vie, deuxième étape de la Création, serait, selon les hommes d’aujourd’hui, le fruit du hasard et de la nécessité. Pauvres orgueilleux ! « La nécessité, c’est moi quand je me promène en uniforme pour faire respecter la loi. Le hasard, c’est moi quand je me déguise en chenapan pour la contourner ». La pensée est la troisième et décisive trouvaille : « Le tout en est ébranlé, dit Dieu. Et moi aussi ». Et d’ajouter, considérant les œuvres de la pensée : « Ne le répète pas (Simon), vous m’épatez ». Dès lors roule l’histoire, vers quoi ? « Moi, je sais que l’histoire a un sens ; et je sais aussi que les hommes ne le découvriront jamais ». Le mystère est condition de survie et si Dieu, pris d’un caprice, se montrait aux hommes, « le monde s’arrêterait. Il n’aurait plus de raison d’être. Ce serait la fin des temps ». Il est vrai que la fin des temps pourrait bien advenir contre la volonté de Dieu : « Les hommes courent à leur perte. Et ils ne le savent pas ».
Risquons un commentaire sur le maître et son livre. Après tout, Jean d’Ormesson est sans façon et son Dieu rigolo. L’auteur se dit agnostique, ce qui est camper Dieu comme l’Inconnaissable. On pourrait le dire panthéiste, mais mieux vaut juger le Dieu de d’Ormesson plutôt que d’Ormesson. Ce Dieu-là est fort aimable et — quoi qu’il en ait — au goût du jour : pas moraliste pour un sou et très relativiste. Il se reconnaît en Abraham, Moïse, Socrate, Bouddha et même, pas fier, en Mahomet. Et Jésus, dans tout ça ? On ne le trouve qu’en trois petits endroits (p. 70, 76 et 166). Cette retenue se comprend : on peut gloser sur l’Éternel ; sur le Christ, on n’ose. ♦
(1) Jean d’Ormesson, de l’Académie française : La Création du monde, roman ; Robert Laffont, octobre 2006.