Correspondance - Réflexions sur l'équipement industriel de l'Afrique du Nord
Dans un article récemment publié par la Revue de Défense nationale et remarquablement documenté (cf. numéro d’août-septembre 1949), l’auteur, le colonel Spillman, a souligné l’intérêt que présentait pour la France l’équipement industriel de l’Afrique du Nord. Les quelques réflexions inspirées par cette étude n’ont d’autre objet que de contribuer modestement à la solution d’une question chère au cœur de beaucoup de nos compatriotes, surtout à ceux qui ont connu et aimé les rivages sud de la Méditerranée.
Opérer le transfèrement en AFN d’une fraction de l’industrie française, peut répondre à une triple préoccupation : améliorer la balance commerciale de l’AFN ; fixer sur son sol natal la population musulmane ; décongestionner pour des besoins stratégiques les industries de la métropole.
Ce sont ces trois points qu’il importe d’examiner.
Amélioration de la balance commerciale
Il est un fait connu, rappelé par l’auteur de l’article, c’est que l’AFN éprouvera bientôt les plus grandes difficultés pour nourrir sa population avec les produits de son propre sol en raison de l’accroissement démographique.
Si l’on veut donc que la balance commerciale des trois pays soit favorable, il faut compenser l’insuffisance agricole par une activité industrielle destinée à alimenter une exportation qui compensera l’importation des céréales nécessaires à l’alimentation de leurs 21 millions d’habitants.
Mais, en supposant que l’AFN, devenue productrice industrielle, puisse trouver sa place sur le marché mondial de l’industrie et exporter des produits finis, deux graves problèmes gouvernementaux devront être résolus pour permettre le démarrage économique.
Tout d’abord le problème financier que le colonel Spillman résout par l’aide étrangère. Il est probable en effet, si l’on veut voir au-delà d’un équipement correspondant aux stricts besoins de l’AFN, que la charge d’une telle entreprise ne peut être supportée par la France seule : prospection, installation d’usines, création de cités pour le personnel (avec toutes les charges afférentes : habitat, services sanitaires, établissement d’instruction, etc.), développement de l’enseignement professionnel (dont le rendement à longue échéance augmente le coût initial de l’entreprise), développement et adaptation des moyens de communication et des sources d’énergie, etc. Le programme est vaste et coûteux ; il exigerait sans doute des capitaux étrangers : premier problème de gouvernement.
Le problème de la main-d’œuvre
Il faudra procéder, si l’on veut faire grand, à des déplacements importants de main-d’œuvre.
L’auteur admet – et c’est, je crois, l’avis général – que la main-d’œuvre non spécialisée peut être facilement recrutée sur place. Quant à la main-d’œuvre spécialisée, aux cadres et aux techniciens, il faudra bien « l’importer », soit sous forme d’individualités recrutées isolément, soit sous forme d’équipes de travail, voire même, peut-être, d’usines complètes transférées en bloc en Afrique du Nord. Pourrons-nous réaliser de telles opérations ? Deuxième problème de Gouvernement.
Croire, comme un correspondant de la Revue, que nous pouvons installer très vite à l’abri de l’Atlas nos usines nationalisées est une chimérique illusion. L’appel aux « personnes déplacées » de l’ONU ? Peut-être ; en tout cas il semble établi que, sauf le « tout-venant », nous ne trouverons pas en AFN la main-d’œuvre nécessaire au fonctionnement d’une industrie lourde importante.
Le problème est sans doute moins grave, si l’équipement à réaliser correspondant aux simples besoins de consommation de l’AFN ; il n’en subsiste pas moins pour une bonne part.
Enfin, il faut que le système industriel implanté soit générateur de profits (1) de façon qu’il puisse sainement remplir son rôle de facteur d’équilibre de l’Économie, ce qui suppose que l’énergie de transformation et la matière première à transformer sont suffisamment proches, pour que le coût de la production soit rémunérateur. Il faudra donc faire un choix judicieux des industries à transférer, de manière à constituer un apport positif/dans la balance commerciale.
Fixer sur son sol natal la population musulmane
Ce point particulier se rattache aux précédents, par le lien de l’émigration. Celle-ci est due, pour une part, au fait que la masse indigène cherche à l’extérieur des moyens de vie que son sol ne peut plus lui offrir. Cette émigration est d’ailleurs facilitée par l’octroi précipité de la qualité de Français aux Musulmans algériens qui ont licence de venir dans la Métropole, où ils ne peuvent constituer que la main-d’œuvre ordinaire, mais où, par contre, déracinés et au contact d’une civilisation dont ils assimilent surtout les mauvais côtés, ils ne tardent pas à constituer une masse désorientée soumise à des instincts encore primitifs et à une propagande nocive ; les conséquences en sont déjà très graves.
Ceci comporte une double nécessité : sauver le Musulman dont l’âme se pervertit au contact de la grande ville européenne, lui donner le moyen de vivre décemment sur la terre africaine, justifient l’établissement en Afrique du Nord d’une activité industrielle qui procurerait l’avantage, d’abord de rendre l’indigène à son milieu, en freinant considérablement une émigration qui se révèle néfaste, ensuite d’équilibrer l’économie nord-africaine.
En résumé, il faut que le Musulman nord-africain puisse vivre chez lui, dans son « climat » habituel, seul capable de lui conserver ses qualités natives. Dans cet esprit, la réalisation d’un système économique équilibré, lui réservant sa place au soleil, semble pouvoir apporter une solution apaisante et satisfaisante au problème.
Décongestionner pour des besoins stratégiques les industriels de la Métropole
Il est admis aujourd’hui qu’aucun point de notre infortunée planète n’est, ou ne sera prochainement à l’abri d’un puissant navire de l’air, ou d’un engin autopropulsé ou de tout autre engin de destruction encore inconnu. Nous savons aussi que, depuis que le premier homme a goûté aux fruits de l’arbre de science, ses descendants ont toujours su trouver le moyen le plus efficace de détruire leur prochain. « Fission » atomique et ses dérivés, bactéries généreusement dispersées, chimie adaptée à l’anéantissement de nos semblables, seront donc susceptibles de rendre intenables la zone que l’on voudra neutraliser.
Dès lors, la dispersion n’est plus suffisante (elle ne l’était déjà plus lors du dernier conflit) : c’est à l’usine souterraine qu’il faudra arriver, si l’on veut vivre.
D’ailleurs, puisqu’il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier, on peut se demander si le « desserrement » France serait efficace en Afrique du Nord.
Calculé en distance orthodromique, il y a : 4 600 kilomètres de Clermont-Ferrand à Montréal ; 5 700 km de Marrakech à Montréal ; mais 3 500 km séparent Clermont-Ferrand de Stalingrad ; il faut en ajouter 1 000 pour aller de Marrakech à Stalingrad. Au fond, pou de différence à l’échelle actuelle…
Il est donc permis de se demander : faut-il transférer, et où transférer ? Le bond AFN serait-il suffisant, puisque le bassin méditerranéen et ses abords atlantiques sont devenus un même théâtre d’opérations ?
D’aucuns ont songé à l’Afrique centrale, et à ses ressources encore insuffisamment reconnues ou utilisées ; peut-être…
Nous en arrivons ainsi à penser qu’il n’y a pas seulement un problème nord-africain. Celui-ci n’est que la partie d’un tout beaucoup plus vaste qui s’appelle : réalisation du potentiel économique de l’Union française.
Pour raisonner le problème stratégique de l’équipement industriel nord-africain, il faut le placer dans un ensemble stratégique, dont toutes les parties doivent concourir à la constitution d’un puissant potentiel économique, aujourd’hui plus que jamais facteur essentiel de puissance. ♦
(1) Il faut écarter évidemment le cas d’une industrie subventionnée par l’État ; le problème est alors tout différent ; l’aspect commercial du problème disparaît. Seul demeurerait l’aspect stratégique, dont le coût est financé par l’État.