Ramses 2009, Turbulences économiques et géopolitique planétaire
D’une année à l’autre, Ramses tient sa route. Après la synthèse de Thierry de Montbrial, après un chapitre sur l’économie et un autre sur la stratégie, l’édition 2009 passe en revue cinq ensembles, Amérique, Asie, Afrique, Moyen-Orient, Europe-Russie. En somme, un état du monde, que dressent 59 collaborateurs.
À tout seigneur tout honneur, Thierry de Montbrial ouvre le bal. Le système mondial est désormais multipolaire et hétérogène, façon de dire qu’il n’y a plus du tout de système. Ce non-système est global, ce qui ne rassure pas. L’histoire, poussée par la révolution informatique, s’accélère, d’où certains déduisent qu’elle approche de sa fin. De ce prodigieux changement, les hommes ne sont pas trop conscients et pourtant, par touches imperceptibles, « le chien est devenu chat ». Venant à plus précis, Montbrial n’y va pas par quatre chemins, la langue de bois n’est pas son fort. La Chine suit son propre chemin, indifférente au prosélytisme démocratique de l’Occident et à ses vertueuses indignations. La Russie, lentement, remonte, menée par un Poutine bêtement décrié à l’Ouest ; l’indépendance du Kosovo l’a révulsée, indépendance décidée par les États-Unis et que l’Europe est obligée de mettre en œuvre (1). C’est à propos de l’islam politique que la langue de Montbrial se boiserait un peu ; on l’y voit optimiste. Sur le conflit palestinien pourtant il retrouve sa verdeur : « Tout le monde connaît la solution » et seul l’entêtement américain empêche qu’on y parvienne. Sur la crise financière, le jugement de l’économiste est sévère. La sophistication des « produits financiers », leur multiplication et leur opacité sont le signe d’un dysfonctionnement fondamental. Mais bah ! en la matière, les crises sont nécessaires, ce qui est reconnaître qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion. L’auteur conclut au plus haut : nous n’échapperons pas à une « adaptation drastique de la gouvernance mondiale ».
Dans la riche moisson qu’offre Ramses au moissonneur, chacun peut choisir. Trois articles, pour nous, se détachent. Étienne de Durand, introduisant le chapitre « Stratégie », prend la guerre à bras-le-corps. Elle n’est plus ce qu’elle était, la chose est sûre, et l’incompréhension vient de ce que les « désordres barbares » sont « constamment référés au modèle de la ‘grande guerre industrielle’ ». Que cherche-t-on à faire en Afghanistan ? Construire un État. Face à nous, de quelle stratégie usent les taliban ? de la plus directe qui soit, affrontement des volontés. Dans ce duel, les terroristes ont de bonnes chances : ils mènent guerre totale, nous limitons la nôtre.
Deuxième choix, Philippe Moreau Defarges. La subtilité du codirecteur de la publication trouve dans l’Europe un sujet à sa mesure. Les États s’y « détricotent », Kosovo et Belgique illustrant cette redoutable tentation. Partout se manifeste le « désir d’État », entendez d’État nouveau. Étrange désir que celui-là, et bien dangereux, qui ferait que nulle collectivité ne saurait vivre heureuse qu’elle ne se gouvernât elle-même ! Mais qui ressent ce désir-là ? Quelques militants avides de pouvoir et qui entraînent le bon peuple au nom du droit qu’il a à disposer de lui-même. Ce droit est une poudrière toujours prête à péter. L’Union européenne a une grande part de responsabilité dans cette dérive Elle a aussi les moyens de la freiner : pour accéder à la dignité étatique, il faut que les anciens acceptent le bizuth à l’unanimité.
Troisième choix, Dominique David. Sur la Russie après Poutine, le rédacteur en chef de Politique étrangère se veut rassurant. Une nouvelle grande puissance ? pas avant longtemps. Pour l’heure, elle donne de la voix, mais a plus de voix que de force. Et David conclut joliment : entre Oblomov et Pouchkine (bien lire : Pouchkine), entre l’ennui et l’aventure, il y a place pour une évolution tranquille.
Un mot du reste, qui en mériterait beaucoup. C’est sur la crise financière qu’on attendait l’Ifri, dont la compétence économique est grande. Un chapitre lui est consacré, où le scandaleux emballement signalé par Thierry de Montbrial est détaillé (Jacques Mistral). La crise de confiance, tant redoutée, est bien justifiée, et plus encore depuis la parution de l’ouvrage. On trouvera une claire présentation, somme toute rassurante, des « fonds souverains » (Françoise Nicolas) et l’annonce renouvelée de la « fin du pétrole roi »… lequel n’a pas encore de dauphin (Cécile Kérébel). L’Amérique est jugée sévèrement : insouciance économique, guerres d’Irak et d’Afghanistan, mauvaise gestion des « facéties » nord-coréennes, élargissement de l’Otan et réflexes de guerre froide, passivité en Palestine, l’hyperpuissance n’a ni stratégie ni savoir-faire (Yannick Mireur). L’Afrique serait en bonne voie, s’il n’y avait d’increvables abcès, en pays touareg (Alain Antil), au Darfour (Maria Gabrielsen), dans le « Far West congolais » (Thierry Vircoulon). Au Moyen-Orient enfin, « l’exception arabe réside surtout dans la nouvelle obsession occidentale de démocratiser la région ». Loulouwa Al-Rashid et Dorothée Schmid pointent ainsi – bien que telle ne soit pas leur intention – l’incompatibilité de l’islam (arabe) et de la démocratie (occidentale). Comme à l’habitude, le livre propose de précieux « repères », chronologiques, statistiques, cartographiques. Ramses maintient ainsi son cap, entre références nécessaires et perspectives excitantes. On terminera par un cocorico militaire : au chapitre stratégie, deux des chroniqueurs sont officiers d’active ; divine surprise ! ♦
(1) L’affaire géorgienne, liée à celle du Kosovo, est intervenue après le bouclage du Ramses. Il en va de même de l’emballement de la crise financière mondiale.