Formation et recherche stratégique - Horizon 2015

Physiques et culturelles, sociales et économiques, les frontières se diluent. Ignorant règlements et contrôles, le crime s’est mondialisé, première entreprise fonctionnant selon les règles du plus pur libéralisme. Ainsi, le crime s’insère durablement dans les failles toujours plus béantes de la « guerre à la terreur » ; l’hybridation crime-terrorisme progresse ; les États fragiles se multiplient aux portes, et parfois même dans l’UE. Après avoir constaté la crise durable et planétaire de la pensée stratégique elle-même, le rapport rendu au président de la République par la mission sur les problèmes stratégiques, a proposé de nouvelles pistes pour revivifier la pensée stratégique française (et sans doute européenne…). La mise en pratique des orientations décidées par le président de la République visera ainsi à adapter et harmoniser les outils existant (IHEDN, CHEAr, Inhes et IERSE) tout en donnant à l’univers éparpillé de l’université les moyens de valoriser ses meilleurs chercheurs. Toutes choses qui se feront au sein, ou à partir, du nouveau Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS). Lire les premières lignes

  p. 5-9

L’observation du monde réel, le constat de nos difficultés à son contact, conduisent à une conclusion simple : nous devons revenir à l’ordre de l’esprit. Ainsi, nous sommes parvenus au point culminant de l’efficacité de notre puissance militaire et nous éprouvons désormais de vraies difficultés à lui faire produire de l’efficacité politique. Il nous faut donc redonner de la vigueur à notre pensée stratégique, parce que seule la pensée nous permettra de sortir des impasses dans lesquelles nous nous trouvons, de redonner toute son utilité à la force dans la résolution globale des crises : il nous faut restaurer la passion de la réflexion stratégique en France et les outils de son renforcement.

  p. 10-24

Constatant l’absence d’imagination des analyses stratégiques récentes, en particulier le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, l’auteur recommande de travailler à l’intersection de la géopolitique et de la criminalité. Après avoir étudié l’état de la sécurité de l’Europe et du monde, et s’être demandé de quoi les Européens ont peur, et ce qu’est devenue la guerre, Xavier Raufer entre dans le vif du sujet et définit la stratégie à adopter pour s’attaquer à la « triade » : entités dangereuses (criminalité organisée et terrorisme) qu’il faudra percevoir et affronter ; leurs territoires, les aires chaotiques et les zones grises qu’il faudra explorer et tenter de contrôler ; enfin les flux, face noire de la mondialisation (êtres humains, armes légères, faux et contrefaçon) qu’il faudra combattre. Où regarder et quoi voir pourrait aussi être le thème du futur programme de recherche du CSFRS.

  p. 25-81

On l’oublie souvent, mais toutes les crises financières ont une dimension criminelle. Hier déjà, dans les années 1980-1990, la faillite des caisses d’épargne aux États-Unis et l’éclatement de la bulle immobilière au Japon avaient révélé le rôle majeur joué par le crime organisé dans ces deux crises financières. Pourquoi alors, la crise des subprimes pourrait-elle être exempte d’opérations criminelles significatives ?

  p. 82-114

Nouveau champ de bataille, le cyberespace, théâtre d'attaques numériques est à la fois source de fascination et de fantasmes. Les moyens mis en œuvre pour assurer défense et riposte suscitent de nombreuses interrogations du fait du manque de visibilité sur les points stratégiques que constituent l'identité des auteurs des attaques et les ressources tant humaines que matérielles dont dispose l'Etat. La prise de conscience des menaces par tous les acteurs, Etat, entreprises, particuliers est loin d'être acquise.

  p. 115-128

La lecture de plusieurs livres récents amène à se poser trois questions iconoclastes : le management n’est-il que magie ? (Jean-Michel Théron : Le pouvoir magique. Les techniques du chamanisme managérial). L’Occident peut-il encore gagner des guerres ? (Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie : Les guerres bâtardes ; Vincent Desportes : La guerre probable, Penser autrement). La « guerre contre le terrorisme » n’est-elle pas une dangereuse chimère ? (Christian Choquet : Le terrorisme n’est pas la guerre).

  p. 129-137

Repères - Opinions - Débats

La création du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), annoncée par le Livre blanc, signe une première consécration du concept de sécurité nationale, peu présent jusqu’alors dans le droit français, en même temps qu’elle prend acte de l’interpénétration des notions de sécurité intérieure et de sécurité extérieure. Ce nouveau concept doit englober la politique de défense, la politique de sécurité intérieure et de sécurité civile. Les responsabilités en matière de défense en sont moins bousculées que confirmées dans une pratique qui s’effectue en marge des textes.

  p. 138-146

Comme le reconnaissait en mars dernier un ancien Premier ministre dans un quotidien du matin, « le renseignement est l’un des investissements les plus rentables de l’État. Il est l’une des fonctions fondamentales de la sécurité nationale de tout État de droit et constitue une condition nécessaire à la prospérité du pays ». Pour autant, l’organisation nationale de notre pays, n’ayant que peu évolué depuis près de trente ans, pouvait inspirer des interrogations quant à son aptitude collective et sa légitimité globale. Il n’est donc guère surprenant qu’après la réforme de la défense introduite par le Livre blanc sur la défense de 1994, le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, adopté il y a quelques mois, annonce une réforme de l’organisation du renseignement français. Lire les premières lignes

  p. 147-156

Bibliographie

Thierry de Montbrial et Philippe Moreau Defarges (dir.) : Ramses 2009, Turbulences économiques et géopolitique planétaire  ; Ifri et Dunod, 2008 ; 350 pages - Claude Le Borgne

D’une année à l’autre, Ramses tient sa route. Après la synthèse de Thierry de Montbrial, après un chapitre sur l’économie et un autre sur la stratégie, l’édition 2009 passe en revue cinq ensembles, Amérique, Asie, Afrique, Moyen-Orient, Europe-Russie. En somme, un état du monde, que dressent 59 collaborateurs. Lire la suite

  p. 157-158

Didier Chaudet, Florent Parmentier et Benoît Pélopidas : L'empire au miroir. Stratégies de puissance aux États-Unis et en Russie  ; Genève, Droz, 2008 ; 248 pages - Pierre Verluise

Ce livre s’inscrit dans la meilleure tradition universitaire, alliant la rigueur de l’analyse et la précision des connaissances. Il offre une nouvelle perspective sur la tension présente entre les États-Unis et la Russie. En effet, au-delà des inévitables confrontations résultant d’intérêts géopolitiques contradictoires, il faut prendre en compte les représentations des acteurs. Celles-ci dépendent également des intellectuels et les groupes d’influence stratégiques qui se font les conseillers du prince : « néoconservateurs et néo-eurasistes ont au moins en commun de procéder à une réhabilitation d’une stratégie impériale » (p. 14). Lire la suite

  p. 158-159

Revue Défense Nationale - Décembre 2008 - n° 714

Training and strategic Research to 2015

Physical, cultural, social and economic frontiers are losing their signifi­cance. Beyond the reach of laws and controls, crime, the prime activity functioning according to the rules of the purest liberalism, has become globalised. So, crime finds a secure place in the ever-wider gaps in the ‘war on terror’; the hybridisation of crime and terrorism progresses; fragile states multiply at the gates of, and sometimes within, the Euro­pean Union. After discussing the long-term global crisis in strategic thinking itself, the report to the President of the Republic by the com­mission on strategic problems proposes new avenues to revive French (and doubtless European) strategic thought. The application of deci­sions taken on this by the President will aim at adapting and harmonising the existing tools (IHEDN, CHEAr, INHES and IERSE) while giving the wider academic world the resources to get the most from its leading researchers. All of which will be brought together by the new Higher Council for Training and Strategic Research (CSFRS).

The harsh reality of the world and the difficulties we have in dealing with it drive us to one simple conclusion: we have to get out thinking straight. We have reached the limits of the technical effectiveness of our military power, and now have great difficulty in getting it to produce the desired political results. So we must reinvigorate our strategic thinking, because only reflection will allow us to escape the impasse we are in, and restore its utility to armed force in global crisis resolution. And we must renew the vigour of strategic reflection in France, to­gether with the tools for enhancing it.

Noting the lack of imagination in recent strategic analyses, in particular the White Paper on defence and national security, the author recom­mends that effort should be focused on the intersection of geopolitics and criminality. Read more

It is often forgotten that all financial crises have a criminal dimension. Only yesteryear, in the 1980s and 1990s, the savings and loan banking failures in the United States and the bursting of the real estate bubble in Japan revealed the major role played by organised crime in these crises. So why should the subprime crisis be free from significant criminal involvement?

Cyberspace, this new battlefield that is the terrain of digital attacks, is a source of both fascination and fantasy. The identity of the authors of such attacks and the human and material resources available to states to defend against and respond to them raise many questions. All the ac­tors involved—the State, businesses and private individuals—seem far from aware of the seriousness of the threat.

Three iconoclastic questions are raised by books published in France recently. Is management little more than illusion? (Jean-Michel Théron, Le pouvoir magique. Les techniques du chamanisme managerial). Is the West still capable of winning wars? (Arnaud de La Grange and Jean-Marc Balencie, Les guerres bâtardes; Vincent Desportes, La guerre probable, Penser autrement). And isn’t the ‘war on terror’ a dangerous delusion? (Christian Choquet, Le terrorisme n’est pas la guerre).

Varies

The creation of a Defence and National Security Council (CDSN) as announced in the White Paper signals the first recognition of national security, a concept that has previously figured rarely in French law, and notes the interpenetration of the notions of internal and external secu­rity. This new concept must cover defence policy, and internal and civil security policy. In any event, it sheds some long-awaited legal light on the question of responsibilities in defence matters.

Revue Défense Nationale - Décembre 2008 - n° 714

D’une année à l’autre, Ramses tient sa route. Après la synthèse de Thierry de Montbrial, après un chapitre sur l’économie et un autre sur la stratégie, l’édition 2009 passe en revue cinq ensembles, Amérique, Asie, Afrique, Moyen-Orient, Europe-Russie. En somme, un état du monde, que dressent 59 collaborateurs.

À tout seigneur tout honneur, Thierry de Montbrial ouvre le bal. Le système mondial est désormais multipolaire et hétérogène, façon de dire qu’il n’y a plus du tout de système. Ce non-système est global, ce qui ne rassure pas. L’histoire, poussée par la révolution informatique, s’accélère, d’où certains déduisent qu’elle approche de sa fin. De ce prodigieux changement, les hommes ne sont pas trop conscients et pourtant, par touches imperceptibles, « le chien est devenu chat ». Venant à plus précis, Montbrial n’y va pas par quatre chemins, la langue de bois n’est pas son fort. La Chine suit son propre chemin, indifférente au prosélytisme démocratique de l’Occident et à ses vertueuses indignations. La Russie, lentement, remonte, menée par un Poutine bêtement décrié à l’Ouest ; l’indépendance du Kosovo l’a révulsée, indépendance décidée par les États-Unis et que l’Europe est obligée de mettre en œuvre (1). C’est à propos de l’islam politique que la langue de Montbrial se boiserait un peu ; on l’y voit optimiste. Sur le conflit palestinien pourtant il retrouve sa verdeur : « Tout le monde connaît la solution » et seul l’entêtement américain empêche qu’on y parvienne. Sur la crise financière, le jugement de l’économiste est sévère. La sophistication des « produits financiers », leur multiplication et leur opacité sont le signe d’un dysfonctionnement fondamental. Mais bah ! en la matière, les crises sont nécessaires, ce qui est reconnaître qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion. L’auteur conclut au plus haut : nous n’échapperons pas à une « adaptation drastique de la gouvernance mondiale ».

Dans la riche moisson qu’offre Ramses au moissonneur, chacun peut choisir. Trois articles, pour nous, se détachent. Étienne de Durand, introduisant le chapitre « Stratégie », prend la guerre à bras-le-corps. Elle n’est plus ce qu’elle était, la chose est sûre, et l’incompréhension vient de ce que les « désordres barbares » sont « constamment référés au modèle de la ‘grande guerre industrielle’ ». Que cherche-t-on à faire en Afghanistan ? Construire un État. Face à nous, de quelle stratégie usent les taliban ? de la plus directe qui soit, affrontement des volontés. Dans ce duel, les terroristes ont de bonnes chances : ils mènent guerre totale, nous limitons la nôtre.

Deuxième choix, Philippe Moreau Defarges. La subtilité du codirecteur de la publication trouve dans l’Europe un sujet à sa mesure. Les États s’y « détricotent », Kosovo et Belgique illustrant cette redoutable tentation. Partout se manifeste le « désir d’État », entendez d’État nouveau. Étrange désir que celui-là, et bien dangereux, qui ferait que nulle collectivité ne saurait vivre heureuse qu’elle ne se gouvernât elle-même ! Mais qui ressent ce désir-là ? Quelques militants avides de pouvoir et qui entraînent le bon peuple au nom du droit qu’il a à disposer de lui-même. Ce droit est une poudrière toujours prête à péter. L’Union européenne a une grande part de responsabilité dans cette dérive Elle a aussi les moyens de la freiner : pour accéder à la dignité étatique, il faut que les anciens acceptent le bizuth à l’unanimité.

Troisième choix, Dominique David. Sur la Russie après Poutine, le rédacteur en chef de Politique étrangère se veut rassurant. Une nouvelle grande puissance ? pas avant longtemps. Pour l’heure, elle donne de la voix, mais a plus de voix que de force. Et David conclut joliment : entre Oblomov et Pouchkine (bien lire : Pouchkine), entre l’ennui et l’aventure, il y a place pour une évolution tranquille.

Un mot du reste, qui en mériterait beaucoup. C’est sur la crise financière qu’on attendait l’Ifri, dont la compétence économique est grande. Un chapitre lui est consacré, où le scandaleux emballement signalé par Thierry de Montbrial est détaillé (Jacques Mistral). La crise de confiance, tant redoutée, est bien justifiée, et plus encore depuis la parution de l’ouvrage. On trouvera une claire présentation, somme toute rassurante, des « fonds souverains » (Françoise Nicolas) et l’annonce renouvelée de la « fin du pétrole roi »… lequel n’a pas encore de dauphin (Cécile Kérébel). L’Amérique est jugée sévèrement : insouciance économique, guerres d’Irak et d’Afghanistan, mauvaise gestion des « facéties » nord-coréennes, élargissement de l’Otan et réflexes de guerre froide, passivité en Palestine, l’hyperpuissance n’a ni stratégie ni savoir-faire (Yannick Mireur). L’Afrique serait en bonne voie, s’il n’y avait d’increvables abcès, en pays touareg (Alain Antil), au Darfour (Maria Gabrielsen), dans le « Far West congolais » (Thierry Vircoulon). Au Moyen-Orient enfin, « l’exception arabe réside surtout dans la nouvelle obsession occidentale de démocratiser la région ». Loulouwa Al-Rashid et Dorothée Schmid pointent ainsi – bien que telle ne soit pas leur intention – l’incompatibilité de l’islam (arabe) et de la démocratie (occidentale). Comme à l’habitude, le livre propose de précieux « repères », chronologiques, statistiques, cartographiques. Ramses maintient ainsi son cap, entre références nécessaires et perspectives excitantes. On terminera par un cocorico militaire : au chapitre stratégie, deux des chroniqueurs sont officiers d’active ; divine surprise ! ♦


(1) L’affaire géorgienne, liée à celle du Kosovo, est intervenue après le bouclage du Ramses. Il en va de même de l’emballement de la crise financière mondiale.

Claude Le Borgne

Revue Défense Nationale - Décembre 2008 - n° 714

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