L’auteur s’insurge de l’utilisation grandissante et galvaudée du mot « stratégie ». En se reportant à l’étymologie du terme, il propose de revenir à une définition plus simple, incitant ainsi à l’employer à bon escient et avec discernement.
Stratégie : l'inflation lexicale
Strategy: the inflation of meaning
The author is up in arms over the growing and abusive use of the word ‘strategy’. Basing his argument on the etymology of the term, he proposes a return to a simpler definition, encouraging its use advisedly and with discernment.
La Revue Défense Nationale est dans le droit fil de sa ligne éditoriale quand elle parle ou fait parler de la stratégie, des affaires stratégiques, des opinions diverses de supposés stratèges, auxquels on se plaît, pour faire encore plus joli, à rajouter une troisième syllabe, créant ainsi le qualificatif nouveau de stratégiste.
C’est bien, mais c’est parfois trop. On se lasse de lire un article où le terme de stratégie, sous forme substantive ou adjective, revient toutes les trois lignes, créant pour le lecteur, même s’il est averti, même s’il est compétent, un effet de saturation qui conduit la plupart du temps, bien que personne ne veuille l’avouer, à tourner la page pour chercher autre chose, parfois même à refermer la revue pour revenir à des réflexions plus simples, donc plus claires.
Trop, c’est trop ! Il n’y a plus de procédé, de façon, de méthode. Il n’y a que des stratégies. Plus rien n’est important, essentiel, décisif, tout est stratégique. L’usage de ces termes, pourtant essentiels, est banalisé, popularisé, réduit, inconsciemment sans doute, à la seule perspective de valoriser l’auteur du texte.
Les dictionnaires, qui ne sont pas remplacés tous les jours et qui, parfois, diffèrent entre eux, donnent de la stratégie et de son auxiliaire, la tactique, une définition simple. Je cite l’un d’entre eux, le Larousse :
« Stratégie : art de coordonner l’action de forces militaires, politiques, économiques et morales. La stratégie est de la compétence conjointe du gouvernement et du haut commandement des armées. À la différence de la tactique qui peut revêtir de multiples formes, la stratégie classique est unique et obéit à quelques principes simples de puissance, de sûreté et d’économie des forces ».
Notons au passage que les forces militaires sont citées en premier, ce qui est la moindre des choses si l’on se reporte à l’étymologie du mot stratégie : « Art de conduire les armées en campagne », combinaison des mots grecs stratos, l’armée et agein, conduire. Il s’agissait donc bien, à l’origine, d’une aptitude à déployer et mener les armées en campagne. L’amiral Castex en situait clairement, dans ses « théories stratégiques », l’importance du thème, l’évolution du sens, et les limites de son usage. « Tactique : art de diriger une bataille en combinant l’effet des différents moyens de combat. La tactique est, avec la logistique, la partie exécutive de la stratégie ».
Américains et Britanniques sont très clairs sur ce point, en particulier pour le fait maritime : tout rassemblement de navires de combat, quelles que soient leurs origines, nationales ou interalliées, est placé sous le commandement d’un officier de Marine, embarqué sur l’un de ces navires, et désigné dans toutes les procédures internationales, en tout cas dans celles de l’Otan, par le terme OTC (Officer in Tactical Command). Cet homme, cet officier, ce marin ne fait pas de stratégie. Il fait de la tactique, même s’il a sous ses ordres 5 000 hommes et 100 000 tonnes de bâtiments de combat.
Or la tactique, depuis quelque temps, a disparu du paysage. On ne s’abaisse pas, on ne s’abaisse plus, à faire de la tactique, ce qui est pourtant essentiel et conditionne le succès dans les opérations militaires. On fait de la stratégie, surtout si l’on reste bien au chaud chez soi, les pieds dans ses pantoufles et la sécurité assurée par le constat de n’avoir jamais revêtu un uniforme militaire et d’être, quoi qu’il arrive, à l’abri du danger, mais capable de disserter avec élégance sur les thèmes du stratège, de la stratégie et même « des conséquences géostratégiques du réchauffement climatique pouvant conduire à une résurgence de la guerre froide localisée dans la région polaire », cette dernière phrase entre guillemets étant écrite non pas dans l’intention de faire rire, mais dans celle de faire pleurer.
L’engouement pour un vocabulaire élaboré l’emporte désormais sur le souci de clarté et la recherche d’un langage simple pour parler de choses compliquées. Où allons-nous, ainsi cachés derrière l’ésotérisme et la complexité qui nuisent à la compréhension réelle des faits, au lieu de s’attacher à faire simple dans l’unique but d’être mieux compris et de mieux convaincre ?
On ne peut que constater l’insertion de ces vocables, de réputation établie, dans le langage courant, dans les écrits, dans les débats, gonflant l’importance du rédacteur ou de l’orateur, suscitant la confusion et condamnant à la disparition d’autres termes pourtant indispensables, précis et complémentaires.
L’attention du public se disperse dans cette répétition incessante du même mot et de ses dérivés. Le lecteur se lasse ou cède à la somnolence. Je ne sais ce qu’il en est dans les autres domaines de réflexion, de la pensée ou de l’écrit, qu’il s’agisse de l’économie, de la finance, de la justice ou de la santé publique, mais dans le domaine des affaires militaires, de plus en plus fréquenté par des civils dont la compétence reste à démontrer, il est à craindre que l’enflure du langage ne devienne la marque d’une incapacité à comprendre et à gérer les arcanes subtils de la polémologie. ♦