L'emploi de la Force d'action rapide en Europe devrait être très souple et s'inscrire dans un large éventail d'hypothèses de crises et de conflits. Cet article s'appuie sur les cas de situations conflictuelles en Centre-Europe susceptibles de mettre en jeu l'ensemble de nos forces, et notamment nos forces aériennes.
Les forces aériennes de combat dans notre stratégie d'action en Europe
Notre politique de défense, basée sur la dissuasion, est dans notre pays largement approuvée. Le rôle essentiel de nos forces nucléaires stratégiques y est clairement établi. Si des divergences apparaissent sur l’évolution de ces forces, elles portent sur des questions à caractère technique et financier, sans que la finalité même des systèmes d’armes et la nécessité de maintenir leur seuil de crédibilité soient remises en cause. Quant à la mise en œuvre de la FNS, elle est assurée au sein d’une organisation remarquablement stable, celle des forces aériennes stratégiques et de la force océanique stratégique.
En revanche, la nature, le volume ainsi que l’emploi des forces classiques susceptibles d’être engagées, avec les armes nucléaires dites « tactiques » qui leur sont associées, ont fait et font encore l’objet de discussions. Celles-ci conduisent périodiquement à des modifications sensibles des moyens mis en œuvre et de leurs structures. Le problème, il est vrai, n’est pas simple. Il est facile d’admettre que les seules forces nucléaires stratégiques ne sauraient répondre à toutes les forces de menace. Il est beaucoup plus délicat en revanche d’évaluer le volume et le mode d’action les plus efficaces des forces destinées, selon la doctrine, à « tester les intentions de l’adversaire » ou « obliger celui-ci à hausser le niveau de son agression et à le placer ainsi sans équivoque sous la menace de notre riposte nucléaire ». Il s’agit en fait de naviguer entre deux écueils, d’un côté celui de la stratégie du tout ou rien, avec un environnement de forces classiques très faible et de l’autre, celui d’une stratégie d’action trop vigoureuse susceptible de porter atteinte à la crédibilité de notre dissuasion nucléaire. Le choix du bon cap dépend en fait de multiples facteurs : conception de nos intérêts vitaux, nature de l’environnement politique et militaire du pays, volume des ressources disponibles pour nous doter de l’éventail des forces nécessaires, après satisfaction des besoins prioritaires de la FNS.
Cela explique d’ailleurs l’évolution de notre stratégie au cours de ces vingt dernières années. Pendant les années 60, notre stratégie fut beaucoup plus proche de recueil du tout ou rien que de l’autre, non pas par intention mais par suite du niveau relativement limité des moyens dont nous disposions effectivement. Notre FNS avait une seule composante, la composante Mirage IV avec l’environnement qui lui était nécessaire pour assurer sa mise en condition opérationnelle (2) et garantir la sûreté des vecteurs. Certes, dès cette époque, la nécessité de disposer de forces de manœuvre, classiques et nucléaires, dont l’action pourrait être conjuguée avec celle des Alliés, était clairement établie. Mais nos forces classiques ne possédaient pas encore tous les équipements adaptés à leurs nouvelles conditions d’emploi. En outre, la fin de la guerre d’Algérie, puis, en 1966, notre retrait de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, devaient conduire à une modification de leurs structures et de leur organisation. Quant à l’armement nucléaire tactique national, il n’était pas en service. Les efforts entrepris pendant cette même période, dans tous les domaines de la conception des matériels et de l’organisation des forces, permirent de disposer, dès les années 70, d’un éventail plus ouvert de forces classiques et nucléaires. En cas de crise en Europe, la marge de manœuvre du pouvoir politique devenait alors plus large et notre stratégie s’écartait franchement de l’écueil du tout ou rien : création de la première armée, mise en service de l’arme nucléaire tactique nationale dans les unités, aériennes d’abord puis terrestres, mise en application pratique des accords de coopération avec les Alliés. Des voix s’élevèrent même, ici et là, pour dénoncer alors le risque d’une stratégie d’action trop marquée. Pourtant, pendant la même période, le pouvoir dissuasif de la FNS s’était singulièrement accru avec la mise en service des deux nouvelles composantes SSBS et MSBS, puis l’accès au thermonucléaire. Mais peu importe ici que ces critiques aient été fondées ou non. Le fait qu’elles aient été formulées montre bien à quel point il est difficile de suivre le bon cap, devant la diversité des interprétations auxquelles donne lieu toute évolution de notre stratégie d’action en Europe.
Organisation et engagement des moyens
C’est bien une inflexion des conditions de notre engagement en Europe qui apparaît aujourd’hui au travers des réformes de structure de l’armée de terre. La loi de programmation 1984-1988 a donné l’occasion au pouvoir politique de rappeler les grandes lignes de notre stratégie de défense et d’en préciser les contours pour les prochaines décennies. « La politique de défense de la France », a écrit récemment à ce sujet le chef d’état-major des armées (3), « se caractérise par le souci de la continuité, dans ses objectifs comme dans les principes sur lesquels elle repose… La continuité n’exclut pas toutefois à court terme certaines inflexions sur l’organisation et l’emploi des forces ». Notre concept de défense, basé sur la dissuasion nucléaire, n’est pas modifié. Quant à notre stratégie d’action et aux moyens qui lui sont consacrés, ils traduisent le même souci d’éviter les deux écueils précédemment évoqués ici. Cependant, les nouvelles structures de nos forces terrestres, et notamment la création de la force d’action rapide, offrent des perspectives nouvelles quant aux conditions de notre engagement militaire.
La force d’action rapide tend à donner plus de souplesse à la manœuvre des forces terrestres. Les caractéristiques de sa mise en œuvre et son allonge devraient permettre d’envisager son engagement dans de brefs délais en avant de notre dispositif principal de couverture. Il est possible d’imaginer une telle action dès le début d’une crise ou bien plus tard, en cas de percée par exemple du front défensif allié sur une direction jugée dangereuse pour notre propre dispositif. Ainsi, tout en matérialisant notre solidarité avec le ou les pays européens concernés par la crise ou le conflit, un tel engagement signifierait à l’adversaire sans ambiguïté et sans délai que son entreprise met directement en cause notre sécurité. Au plan des principes, cela va dans le sens d’un renforcement de la dissuasion. Bien entendu, dans la logique de notre stratégie, une telle intervention ne peut pas avoir de caractère automatique. En outre, ni le lieu ni le moment où la force d’action rapide est susceptible d’intervenir ne sauraient être fixés à l’avance. Tout dépend de la nature de l’action adverse, de la situation militaire générale et de l’évaluation par le pouvoir politique de la gravité de la menace exercée par l’adversaire. L’incertitude est dans ce domaine la règle. C’est dire, à cette occasion, avec quelle souplesse devront être articulées les forces terrestres, dont les différentes composantes seront susceptibles d’opérer soit séparément, en tout ou partie, soit au contraire de façon groupée, selon l’hypothèse d’engagement retenue. Les questions ainsi soulevées sont importantes. Elles ne sont sans doute pas les plus difficiles.
Dans l’hypothèse de l’engagement de la force d’action rapide, le problème le plus délicat est plutôt de garantir une action suffisamment efficace pour être significative aux yeux de l’adversaire comme à ceux des Alliés. Le problème est aussi de préserver la cohérence de notre stratégie d’action. Il ne s’agit pas de porter un jugement ici sur la nouvelle organisation des forces terrestres pas plus que sur leurs capacités opérationnelles — et logistiques — ou sur l’exercice du commandement avec une structure sensiblement plus complexe. Ce sont là des points très importants, à caractère technique. Les exercices et manœuvres à venir permettront sans doute de les aborder de façon concrète. Mais en restant au niveau des principes, force est de constater que l’engagement de la FAR est une opération difficile. Le risque principal n’est pas, nous semble-t-il, de donner trop d’ampleur à l’action terrestre initiale. Le risque le plus probable paraît inverse et ceci pour deux raisons.
L’enveloppe générale des moyens dont disposera la FAR est aujourd’hui connue. Elle montre que sa capacité défensive est sérieuse. Face à un puissant adversaire, elle pourrait cependant atteindre assez rapidement ses limites. Notre engagement initial pourrait alors être compromis, par suite d’aléas au cours de la phase très délicate de déploiement, où nos éléments sont les plus vulnérables. Il pourrait l’être également par suite d’un rapport de force trop inégal sur le terrain conduisant à l’évincement plus ou moins rapide de nos troupes. Dans ces conditions, nous aurions affaibli notre corps de bataille principal pour un résultat militaire et un effet dissuasif nuls, sinon négatifs. La deuxième raison a une portée plus générale. Le fait d’engager plusieurs milliers d’hommes dans une crise n’est pas un acte symbolique. D’acte politique, il devient acte de guerre dès lors qu’il y a embrasement. Il met alors en cause tout notre dispositif de défense. Rien ne prouve en effet que l’adversaire fera le distinguo, dans ses réactions, entre nos forces de l’avant et celles de l’arrière. C’est pourquoi, avec les moyens tels qu’ils sont aujourd’hui connus, notre engagement initial ne sera jamais trop assuré.
Le risque d’un engagement trop faible étant ainsi le plus à craindre, c’est contre lui qu’il faut se prémunir en priorité. Pour cela, une attention particulière doit être portée aux opérations conduites dans la troisième dimension.
La troisième dimension
La maîtrise de l’air
Les problèmes d’un éventuel aérotransport et ceux des hélicoptères ne seront pas analysés ici. L’importance capitale et le rôle spécifique de ces moyens sont connus. Mais ce qu’il faut rappeler en revanche avec force, c’est qu’aucune opération ne peut être conduite dans des conditions de sûreté acceptables si les moyens engagés — troupes, appareils de transport et hélicoptères — ne disposent pas d’un minimum de liberté d’action face à la menace de l’aviation adverse. Cette condition, essentielle en toute hypothèse, serait décisive pendant le déploiement de la FAR, où le dispositif est le plus vulnérable. Là apparaît déjà le rôle des forces aériennes, dont les capacités offensives et défensives, couplées avec celles de l’artillerie sol-air doivent garantir, au moment voulu et au lieu voulu, la sûreté de nos troupes et de leurs moyens de support. De plus, constituée d’unités relativement légères, même fortement dotées en armes antichars, la FAR a des capacités plus limitées en moyens feu lourds. Dans le cas où nos unités se heurteraient à un adversaire puissant, se poserait — et se posera de toute façon — le problème de leur appui. Pour le résoudre, différentes solutions sont possibles. Celles qu’offrent les forces aériennes d’attaque, dont on connaît les capacités de concentration et la rapidité d’intervention, répond aux conditions d’engagement de nos unités et à la nature de leur combat.
Ainsi la maîtrise de la troisième dimension est-elle essentielle pour garantir à la FAR la sûreté de sa manœuvre et donner à son engagement toute sa signification stratégique. Encore faut-il préciser de quelles forces aériennes il s’agit : les nôtres, celles des Alliés ou les deux en coopération.
Forces nationales ou forces alliées ?
Confier à nos seules forces aériennes — et plus précisément à nos seules forces aériennes tactiques — les missions de couverture et d’appui de la FAR ne répond évidemment pas à la logique des situations les plus probables. Nos unités terrestres ont toutes les chances d’être engagées au sein d’un dispositif allié beaucoup plus vaste. C’est au moins à ce niveau que seraient alors conduites les opérations aériennes, dans un espace de manœuvre débordant largement celui de nos propres unités. Dans ces conditions, réserver à nos forces aériennes de combat un espace limité adapté à l’étroite zone d’engagement de la FAR serait à la fois inefficace et peu concevable. Inefficace, car contraire aux principes d’emploi des forces aériennes ; peu concevable, étant donné les problèmes que poserait la coordination de nos actions avec celles des Alliés. À l’inverse, l’hypothèse du soutien aérien de la FAR par les seuls Alliés est, bien sûr, susceptible d’être retenue, compte tenu de l’éventail très large des situations de crise envisageables en Europe. Mais, ce qu’il faut éviter, c’est qu’une telle hypothèse soit érigée en principe.
D’une part, il n’est en effet pas logique d’envisager de confier « a priori » à nos partenaires l’ensemble de la manœuvre aérienne, dans une opération essentiellement aéroterrestre, dont la signification est pour nous aussi importante, au plan de la stratégie. La participation de nos propres forces aériennes procure en outre un double avantage. Elle est une garantie d’efficacité pour certaines phases particulièrement délicates de l’opération, comme celle du déploiement de nos unités terrestres. Elle permet aussi de renforcer plus sûrement, par des actions adaptées, la capacité de résistance de nos unités au sol en cas de situation générale critique. Dans un tel cas, la répartition des moyens aériens pourrait être en effet délicate. Nos propres besoins en appui seraient alors d’autant mieux satisfaits que notre aviation de combat serait plus étroitement engagée avec celle des Alliés. Une négociation ne se conduit pas les mains vides.
D’autre part, le principe du soutien aérien de la FAR par les seuls Alliés mène droit au concept d’un engagement de nos forces aériennes de combat strictement lié, dans le temps comme dans l’espace, à celui de notre corps de bataille principal. Or, ce concept risque fort de ne pas répondre à la réalité des situations. L’adversaire, qui ne saurait a priori entrer dans notre jeu, peut nous contraindre à y renoncer, en engageant par exemple son aviation contre nos propres forces, celles de l’avant comme celles de l’arrière. Ainsi, serions-nous amenés à réagir nous-mêmes, par des actions aériennes non seulement défensives mais sans doute également offensives.
Enfin, au plan de la dissuasion, il nous apparaît difficile d’afficher un principe qui conduit finalement au découplage entre l’engagement de la FAR et celui de l’ensemble de notre dispositif aéroterrestre, avec ses forces nucléaires. Il s’agit en effet, pour nous, de préserver au mieux nos possibilités de manœuvre, notamment celles de nos forces aériennes. Il s’agit aussi et surtout de laisser le plus possible l’adversaire dans l’incertitude quant à l’ampleur et à la nature de nos réactions.
Ainsi, la logique des situations de crise les plus probables en Europe, la recherche de l’efficacité et la réalité de la lutte dans la troisième dimension montrent que notre aviation de combat — notamment tactique — doit être en mesure d’être présente, en tout ou partie, à côté de celle de nos partenaires, dès lors que nos premières unités terrestres sont elles-mêmes engagées dans un cadre allié. Cela ne porte en aucun cas atteinte à notre autonomie de décision. Cela ne préjuge en rien des conditions effectives d’engagement de nos forces aériennes, conditions qui seront définies en fonction de l’ampleur de la crise. Mais il paraît difficile de prévoir « a priori » des solutions de continuité dans l’espace de manœuvre de nos forces aériennes, sauf celles imposées par le jeu de la dissuasion. Car, en toute hypothèse, dans le cadre d’une crise en Europe, les opérations aériennes auraient toute chance d’être modulées, dans leur étendue comme dans leur puissance. Elles le seraient en fonction de la valeur que chaque adversaire attribuerait à l’enjeu de la crise. Elles le seraient aussi en fonction de l’idée que chacun d’eux se ferait du seuil de tolérance de l’autre. De telles incertitudes ne donneraient que plus d’importance à la stratégie aérienne, expression directe de la manœuvre dissuasive.
Conclusion : une manœuvre d’ensemble de nos forces
En conclusion, une capacité d’intervention plus large et surtout plus rapide de nos forces terrestres constitue, dans son principe, un atout pour la conduite de notre stratégie de défense en Europe. Cependant, dans l’environnement nucléaire qui est le nôtre, l’engagement, devant notre corps de bataille, d’éléments terrestres inclus dans un dispositif allié ne peut, a priori, être isolé de la manœuvre d’ensemble de nos forces, et notamment de nos forces aériennes. Certes, l’ampleur réelle des opérations, terrestres et aériennes, est fonction de la gravité de la crise et des conditions de notre engagement initial. L’intervention de la force d’action rapide ne constitue en elle-même qu’une hypothèse. Son volume, son allonge et le moment de son déploiement ne sauraient être, en outre, prédéterminés. Mais, dans tous les cas, une telle stratégie implique que nos forces aériennes de combat aient les capacités suffisantes pour participer éventuellement, avec les Alliés, à la protection et à l’appui de nos unités terrestres de l’avant, pour déclencher les opérations défensives et offensives nécessaires à la sûreté de notre territoire et de nos forces de couverture, tout en préservant leurs propres capacités de riposte nucléaire.
C’est dire toute l’importance de leur rôle. ♦
(1) Les sous-titres sont de la rédaction de la revue.
(2) Modernisation notamment de la défense aérienne.
(3) Revue Défense Nationale, juin 1983.