Discours du ministre de la Défense devant les auditeurs de la 36e session de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 15 novembre 1983.
Équilibre, dissuasion, volonté : la voie étroite de la paix et de la liberté
En prenant la parole devant les auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale en 1981 et 1982, j’ai eu l’occasion de rappeler les menaces pesant sur la paix et la sécurité internationales. L’an dernier, à pareille époque, un nombre impressionnant de conflits dits « locaux » ou « limités » ne pouvait qu’inspirer une vive inquiétude sur le cours futur des relations entre nations et peuples : mon langage a toujours été celui du réalisme et de la vérité, sans faux-fuyants ni optimisme de commande. Et force est de constater qu’aujourd’hui se présente une conjonction de déséquilibres et de tensions telles que le monde n’en a connu qu’à de rares reprises depuis la fin du dernier conflit mondial.
1983, « l’année terrible » ?
L’année qui va s’achever dans quelques semaines figurera sans doute parmi celles dont les historiens nous expliqueront plus tard qu’elle a été tout à la fois une « année terrible » et une période charnière débouchant sur une configuration nouvelle de la carte politique et stratégique internationale. Je ne m’étendrai pas sur les précédents en la matière, car dans le domaine de l’analyse historique comme ailleurs, « comparaison n’est pas raison », même si les années 1947 ou 1954 viennent assez naturellement à l’esprit.
Les facteurs qui font de 1983 une année remarquable sont nombreux et convergents. Je citerai en tout premier lieu l’évolution du rapport des forces Est-Ouest, plus particulièrement en Europe, et leur effet sur la sécurité internationale. Les tendances que j’énumérerai ne sont certes pas nouvelles — et j’ai eu l’occasion d’en parler de manière assez détaillée ici même en 1982 — mais à partir d’un certain moment peut se produire ce que l’on appelle en philosophie marxiste un « saut qualitatif », où un changement quantitatif provoque une mutation de la nature même d’une situation.
C’est ainsi qu’en Europe et en Asie, l’addition continue et déséquilibrée de nouveaux moyens de destruction massive est en train de provoquer une modification en profondeur des rapports internationaux. Plus particulièrement, le nombre de fusées mobiles SS 20 poursuit son ascension : 135 fusées au moment de la fameuse « double décision » de l’OTAN en décembre 1979 ; et j’observe que les responsables soviétiques disaient alors qu’il y avait « équilibre approximatif » : 297 fusées lorsque le président Brejnev avait annoncé un moratoire unilatéral sur le déploiement de ces engins en mars 1982, et 360 aujourd’hui. Ces 360 fusées emportent 1 080 ogives qui peuvent frapper en une douzaine de minutes plus de 56 États d’Europe, d’Asie ou d’Afrique du Nord, comptant près des deux tiers de la population mondiale. Ces armes ont pour particularité de tenir en otage les pays du Vieux Monde, dont la sécurité est ainsi désolidarisée de celle du continent américain, qui se trouve seul hors de leur atteinte. Il y a là une situation potentiellement dramatique pour ceux des pays qui dépendent entièrement de la garantie de sécurité américaine : tel est notamment le cas des nations du continent européen ou asiatique qui ne disposent pas d’une force de dissuasion nucléaire.
Face à cela, les États-Unis et les pays membres du système intégré de l’OTAN sont confrontés à l’échéance capitale dictée par leur double décision souveraine de décembre 1979. Après deux années de discussions, la négociation de Genève n’a pas permis d’aboutir à un résultat satisfaisant : sauf surprise de dernière heure, les fusées « Pershing » et les missiles de croisière devront donc être déployés. Notre vœu est que ce début de correction du déséquilibre permette, en définitive, d’asseoir la négociation sur des bases plus solides et de déboucher à n’importe quel moment sur un accord prévoyant le plus bas niveau d’armement possible. Un grand pays comme l’URSS ne saurait s’y dérober, d’autant que le déploiement des fusées américaines ne serait pas une raison de rompre la discussion. En effet, le déploiement continu des SS 20 — 99 depuis le début des négociations — n’a pas été saisi comme prétexte par les États-Unis pour suspendre les pourparlers de Genève.
Dans la rude partie ainsi engagée, chacune des superpuissances cherche à mettre toutes les chances de son côté. Car ce qui est en jeu est, à terme, l’avenir de la sécurité européenne. L’Europe occidentale représente une puissance économique égale à celle des États-Unis, double de celle de l’URSS : suivant le côté où penchera l’équilibre en Europe se décidera le rapport des forces entre les deux Grands.
Il n’est donc pas étonnant que la tension internationale s’accroisse à l’approche de la date de mise en place des Pershing, d’autant plus que des événements sanglants hors d’Europe alimentent cette dégradation généralisée. Un avion civil est abattu froidement avec ses 269 passagers à la limite de l’espace aérien soviétique. Deux attentats hideux fauchent 297 jeunes soldats dont 58 Français dont le seul but était d’apporter un peu de paix dans un Liban meurtri et protéger les populations de Beyrouth après le massacre des Palestiniens de Sabra et de Chatila. Une île du Commonwealth britannique est envahie sans autre forme de procès par un supergrand, au mépris des règles du droit. La Libye, comme en 1980, procède à l’invasion du Tchad, arrêtée par la force de paix française… Il serait certes trop long d’énumérer tous les événements tragiques, tous les conflits nouveaux qui, en 1983, se sont ajoutés aux anciens : Afghanistan, Irak-Iran, Sahara occidental, Cambodge, Amérique centrale, corne de l’Afrique…
Ces affrontements rendent d’autant plus hasardeux tout faux pas dans la situation présente, caractérisée par l’importance singulière qui s’attache à la solution de l’affaire des euromissiles.
Notre pays est présent dans les grands débats de notre époque : il y apporte son message en faveur de la paix et de la liberté.
Compte tenu de ce qui est en cause dans cette fin d’année 1983, nous devons savoir que des tentatives nouvelles seront peut-être faites pour nous porter des coups et pour tenter de fléchir notre résolution. La France ne se laissera pas intimider. Elle ripostera, s’il le faut, à l’endroit et au moment voulus.
La position de la France dans ces circonstances difficiles ne saurait résulter de facteurs conjoncturels ; elle ne peut être dictée par les considérations du court terme : notre appréciation sur les mesures à prendre pour préserver la paix, la sécurité et l’indépendance pour notre pays découlent d’un certain nombre de principes sous-tendus par une volonté.
Équilibre, dissuasion, volonté
Si je voulais résumer en quelques mots les fondements de notre politique, je citerai :
— l’équilibre des forces — au niveau le plus bas possible — qui est la condition de la paix ;
— la dissuasion qui est à la base de la sécurité de la France, dans le respect de ses alliances et de ses solidarités naturelles ;
— la possession d’un appareil de défense indépendant, notamment dans sa composante nucléaire, qui est l’instrument de l’indépendance de notre pays, de son espace de liberté ;
— la volonté de défense des Français qui donne à nos armes leur valeur dissuasive et défensive.
En l’absence de l’un de ces différents éléments, la paix, la sécurité, l’indépendance et la liberté de la France seraient gravement menacées.
Le principe d’équilibre s’applique certes en tout premier lieu à l’Europe. C’est du risque de déséquilibre en Europe que peut naître la guerre ou la perte d’indépendance — ou plus vraisemblablement les deux à la fois. Qui pourrait croire qu’un peuple fier comme le nôtre pourrait s’accommoder un jour d’une forme quelconque, et d’où qu’elle vienne, de protectorat ? La tentation de la soumission — à laquelle la France a succombé en 1938 — nous a conduits à la guerre et à la servitude. Nous avons dû recouvrer notre liberté et notre dignité au prix fort — et encore, n’est-il pas certain que nous y serions parvenus par nos seuls moyens. Jamais la paix n’a pu résulter de la perte de liberté d’un peuple : l’une ne se marchande pas contre l’autre. La vraie paix est celle qui naît de la liberté.
C’est pourquoi l’équilibre des forces est nécessaire non seulement pour empêcher le déclenchement d’un conflit éventuel : mais aussi de façon plus immédiate, pour faire en sorte que nous ne puissions faire l’objet d’aucune mesure d’intimidation, d’aucune perte de liberté.
Mais ce qui vaut pour l’Europe, champ rapproché de nos alliances et de nos amitiés, a cours aussi dans les autres régions du monde. Or, il existe deux aires géographiques avec lesquelles la France a tissé des liens étroits issus de l’histoire et qui revêtent pour nous une importance singulière : l’Afrique et le Proche-Orient.
La France compte sur le continent africain un grand nombre d’amis. Un quart de siècle après qu’ait été entamé le processus de décolonisation, notre pays a non seulement conservé des liens étroits avec les États d’Afrique ; mais grâce à l’établissement de rapports d’égalité, grâce à l’existence d’un certain nombre de valeurs communes, le cercle de nos amitiés s’est étendu et renforcé.
Les nombreux traités de défense ou d’assistance militaire qui ont été négociés entre la France et les États d’Afrique, sont l’expression juridique d’une solidarité profonde. La France n’est animée d’aucune intention expansionniste ou néo-colonialiste. Mais ses partenaires africains savent que la garantie qu’elle représente est solide : la France ne saurait intervenir contre leur gré — elle ne peut agir que sur leur demande. La démonstration en a été apportée récemment encore au Tchad. Et, j’ajoute : contrairement à ce qui s’était passé en 1980, quand les troupes libyennes purent occuper N’Djamena.
Au Proche-Orient, la France entretient avec le Liban des relations multi-séculaires. Notre présence militaire dans ce pays en découle, tant à Beyrouth qu’au sein de la FINUL. Cela explique aussi la nature de notre action politique : pour la France, le Liban ne saurait être un pion, déplaçable ou transférable, au gré de diverses puissances, sur l’échiquier proche-oriental, qu’il soit conçu en termes israélo-arabes ou en termes Est-Ouest. Cela nous distingue suffisamment d’autres intervenants dans la région. Le Liban doit exister par lui-même, pour lui-même, sans présence ni ingérences étrangères, à l’intérieur de ses frontières, dans le cadre d’institutions librement choisies. C’est là un objectif noble, auquel les soldats de notre pays ont payé un lourd tribut, aux côtés des autres contingents, notamment américain, terriblement frappé lui aussi. Il est particulièrement dur d’encaisser des coups dans une mission de paix, face à un adversaire qui se croit sans visage, qui n’en est que plus méprisable.
En envoyant ses Super-Étendard faire taire les batteries qui nous visaient en septembre dernier, la France a usé de son droit de légitime défense. Ce droit est permanent.
L’équilibre nécessaire à l’existence d’un Liban enfin libre et indépendant, l’équilibre aussi pour empêcher la déstabilisation de l’ensemble du monde arabe qui résulterait d’un effondrement du front irako-iranien ! La France ne cache pas son souhait d’éviter une invasion de l’Irak et il est exact qu’elle fournit à ce pays des armements, en vertu d’engagements souvent anciens d’avant même la guerre irako-iranienne. Cette position claire et de principe ne saurait être confondue avec l’attitude de ceux qui livrent honteusement des matériels de guerre à l’Iran — ou aux deux belligérants à la fois… D’autre part, la France n’a aucun ennemi déclaré, et donc aucune inimitié à l’égard de l’Iran, grande et ancienne nation.
Puissance de cinquante-cinq millions d’habitants, la France ne dispose que d’une fraction du potentiel économique et démographique de chacun des supergrands : aussi est-il clair que notre intérêt national est de prévenir les conflits, d’empêcher la guerre et d’éviter la course aux armements. C’est pourquoi notre pays a, en matière militaire, une vision résolument dissuasive. Ceci vaut dans les trois cercles dans lesquels nos forces peuvent être amenées à agir :
— afin de dissuader toute agression majeure contre la France et ses intérêts vitaux, notre pays s’est doté en plus d’un quart de siècle d’une force nucléaire qui doit être constamment modernisée afin de maintenir en état sa crédibilité face à l’évolution des menaces ; ces forces nucléaires, par leur simple existence, renforcent la sécurité sur notre continent, par l’incertitude qu’elles créent vis-à-vis d’un agresseur potentiel ;
— en Europe, nos moyens conventionnels, et notamment les forces françaises en Allemagne et à Berlin, témoignent de notre volonté d’empêcher tout conflit et de notre fidélité à nos engagements ; il n’en reste pas moins que la France, puissance moyenne, ne saurait à elle seule, être l’ultime garant de la sécurité de ses alliés en Europe ;
— outre-mer, nos forces de présence — près de 28 000 hommes en 1983 le Tchad et le Liban non compris — auxquelles peuvent se joindre à bref délai les unités en alerte en métropole, doivent prévenir le déclenchement de conflits virtuels et assurer le maintien de la paix ; ainsi, notre politique de prépositionnement des forces nous semble-t-elle être une solution adaptée contre des situations comme celles auxquelles ont eu à faire face nos partenaires britanniques aux Malouines ; de même, une stratégie de prévention des conflits a-t-elle facilité le maintien de la paix et la sécurité depuis l’indépendance de la plupart des États d’Afrique francophone, leur permettant de consacrer leurs efforts au développement économique et social. À cela une exception notable, le Tchad : le départ de nos forces, demandé il y a quelques années n’avait certes pas contribué à la stabilité de ce pays déchiré, objet de la convoitise de son voisin libyen. Mais là encore, la France intervient d’abord pour dissuader : à l’abri du barrage que représente « l’opération Manta », la diplomatie africaine peut déployer ses efforts pour assurer le retour du Tchad à son intégrité et à sa souveraineté, dans le cadre de la réconciliation nationale. Il n’est pas certain que cet aboutissement se produise rapidement ou facilement : la France peut faciliter l’action des Africains, mais elle ne saurait se substituer à eux.
Il en va de même au Liban, où nos soldats accomplissent la plus noble et la plus difficile des tâches : là encore, la force multinationale joue le rôle indispensable — et, hélas parfois dramatique — de bouclier sans lequel le retour à la paix civile et à la reconstitution d’un État souverain serait impossible.
Cette logique de la dissuasion passe par l’existence d’un instrument militaire moderne et indépendant. La loi de programmation 1984-1988 assure les moyens de notre politique. Les équipements attendus dans la loi seront acquis au rythme prévu, comme en témoigne le projet de budget pour 1984 adopté par l’Assemblée Nationale. Les personnels des armées supportent eux aussi leur part de sacrifices dans l’indispensable effort de rigueur : mais la sécurité de la France ne se marchande pas. Aussi le ministère de la Défense est-il le seul dont les dépenses et les acquisitions sont programmées de manière à assurer en toutes circonstances notre capacité de dissuasion et de riposte. Je voudrais ici m’arrêter sur deux axes prioritaires dans le cadre de la loi de programmation :
— la modernisation de nos forces nucléaires,
— la constitution de notre force d’action rapide.
Maintenir la crédibilité de notre dissuasion nucléaire
D’ici à 1994, nos moyens nucléaires connaîtront une importante mutation, dont je voudrais préciser le sens.
La composante maritime de la force nucléaire stratégique passera de cinq à six sous-marins nucléaires lance-engins dès 1985. Un septième sous-marin, le premier d’une nouvelle génération plus silencieuse, sera réalisé d’ici à 1994. Par le jeu des refontes, quatre des SNLE existants seront équipés de fusées M 4. Ainsi le nombre théorique des ogives embarquées passera de 80 en 1983, à 176 en 1985 et à 496 dans dix ans. Pourquoi une telle évolution ? Tout d’abord, je ferai observer que la France s’équipe en ogives multiples douze ans après les États-Unis, dix ans après l’URSS, plusieurs années après le Royaume-Uni : nous ne lançons donc aucune espèce de course aux armements dans ce domaine.
Les chiffres d’accroissement du nombre de nos ogives sont certes importants à l’échelle de la France. Certains observateurs ou propagandistes nous en font le reproche en quelque sorte anticipé. Mais qu’ils se souviennent de la parabole de la paille et de la poutre. Nous n’avons pas de leçon à recevoir, lorsque nous constatons que le nombre d’ogives emportées par les fusées soviétiques à longue ou moyenne portée est passé d’environ 2 900 en 1975 à 8 000 en 1983 ; autrement dit, un rythme d’accroissement de près de 700 ogives par an. Et cette évolution ne donne aucun signe de fléchissement. Les États-Unis de leur côté relancent leur effort dans ce domaine avec le déploiement des fusées MX et Trident-II.
Contrairement aux supergrands, la France n’est pas engagée dans un tel surarmement. Notre pays vise tout simplement à assurer le niveau minimum de sa force de dissuasion face à l’évolution des menaces. Et je crois que nous y réussissons assez bien, grâce à l’effort constant des ingénieurs et des militaires impliqués dans la conception et la mise en œuvre de nos moyens nucléaires.
Et je pense qu’aujourd’hui personne ne peut douter de la réalité de notre capacité de dissuasion. Les efforts de ceux qui voudraient entraver la modernisation de la FNS sont le meilleur hommage rendu à sa crédibilité.
Face aux études et développements conduits sur les systèmes antimissiles des deux côtés de l’Atlantique, la France a le devoir de continuer à se doter des moyens permettant de maintenir cette crédibilité au seuil de suffisance. Les milliards de dollars et de roubles dépensés pour entraver la capacité de pénétration des armements stratégiques joints aux discours mettant en cause la notion même de dissuasion réciproque : tout cela appelle de notre part le déploiement de fusées à ogives multiples.
En ce qui concerne la composante terrestre, le durcissement du deuxième groupement de missiles stratégiques sera poursuivi. À cet égard, je voudrais souligner ici le fait que les 18 fusées du Plateau d’Albion sont une partie indissociable de notre force nucléaire stratégique, tout comme les missiles embarqués sur les sous-marins. Les fusées S 3 sont des armes du sanctuaire, dans une stratégie qui n’est pas une stratégie antiforces mais une doctrine de dissuasion globale. La France croit à la dissuasion, à la prévention de la guerre et non pas à un conflit nucléaire qui se voudrait « limité » à une aire géographique ou à une catégorie de cibles militaires…
Le déploiement à partir de 1992 de la fusée Hadès, successeur des « Pluton », donnera à notre force nucléaire tactique une capacité de survie nettement améliorée. Grâce à la portée du Hadès — supérieure à 350 kilomètres — l’armement nucléaire tactique sera moins exposé aux coups de l’adversaire, tout en donnant au chef de l’État une liberté d’appréciation beaucoup plus grande. Si notre pays était contraint d’envisager le franchissement du seuil nucléaire pour rétablir la dissuasion, « Hadès » renforcerait ainsi notre capacité à prévenir la guerre en accroissant l’incertitude pour un agresseur éventuel.
Dans le domaine aéronautique, la France déploiera pendant la période de la programmation, les fusées air-sol moyenne portée, d’abord sur 18 bombardiers stratégiques Mirage IV P puis sur les avions Mirage 2000. Ainsi notre composante aérienne sera nettement moins vulnérable aux défenses antiaériennes dont l’efficacité n’a cessé de s’améliorer. Enfin, et c’est là un élément fondamental, la mise en service du système de communication aéroporté « Astarté » assurera dans de meilleures conditions la transmission des ordres nécessaires, quelles que soient les circonstances.
La France cherche ainsi à disposer durablement des moyens permettant d’assurer la crédibilité de sa dissuasion : ni plus ni moins.
Ni plus — car cela ne correspondrait ni à nos moyens qui ne sont pas ceux d’une superpuissance, ni à notre philosophie, qui exclut toute forme de coercition ou d’intimidation.
Ni moins — car nous perdrions alors notre espace de liberté, notre capacité à peser sur le cours des choses : notre action en faveur de la paix, de la liberté, des droits de l’homme, notre identité même s’en trouveraient compromises. Ce n’est pas un hasard s’il existe là-dessus un large consentement de notre peuple.
La légitimité morale de cette politique qui vise à empêcher la guerre par la dissuasion n’est guère contestée, comme en atteste la remarquable lettre des évêques catholiques français réunis à Lourdes le 8 novembre.
Une force de dissuasion indépendante et strictement adaptée à nos besoins donc. Et c’est pour cela qu’elle ne saurait être comptée avec les fusées de l’un ou l’autre supergrand, que ce soit dans les négociations sur les fusées à portée intermédiaire ou dans les START.
La France maintient ses forces au seuil de crédibilité. Elle ne saurait donc entrer dans une discussion sans que soient au préalable remplies les trois conditions interdépendantes rappelées le 28 septembre dernier à la tribune des Nations Unies par le président de la République, M. François Mitterrand :
— la réduction des arsenaux des deux superpuissances à un niveau tel que la nature de leurs forces soit changée ;
— la correction du déséquilibre des forces conventionnelles en Europe et la disparition de la menace terrible que constituent les armes chimiques et biologiques ;
— l’arrêt de la surenchère déstabilisante en matière d’armes antimissiles, anti-sous-marins et antisatellites.
C’est ainsi que pourront un jour être abordés de front les vrais problèmes du désarmement nucléaire, dans le respect de la sécurité et de la souveraineté de tous.
La FAR : indépendance et solidarité
La création au sein de l’armée de terre de la force d’action rapide a été considérée par tous les observateurs comme l’innovation principale de la loi de programmation. Et il est vrai que le regroupement de cinq divisions, dont une puissante force d’hélicoptères antichars, en vue d’actions rapides et d’envergure, constituera un progrès majeur dans l’organisation rationnelle de nos moyens.
Cette force comptera 47 000 hommes, avec ses cinq divisions de l’armée de terre, lorsque sa constitution aura été achevée. Les besoins aériens et navals interviendront en soutien de la FAR, suivant des modalités à déterminer par le chef d’état-major des armées en fonction des circonstances. La FAR a suscité de nombreux commentaires et quelques interrogations. Et cela est naturel puisque cette force a pour particularité de pouvoir agir indifféremment dans chacun des trois cercles dans lesquels s’insère la défense de notre pays.
Force mobile, polyvalente et d’une grande capacité de feu, la FAR peut naturellement être amenée à participer directement à la défense du territoire national, soit d’une façon autonome face à un axe de pénétration non couvert par ailleurs, soit en appui de la première armée. La FAR est ainsi partie intégrante de la dissuasion globale de notre pays.
La FAR peut aussi, en cas de crise en Europe, concrétiser nos engagements auprès de nos alliés. Là encore, les formes d’intervention pourraient varier suivant les circonstances ou le lieu. De par sa constitution et sa mobilité la FAR ne serait évidemment liée à aucun « créneau » dans la « bataille de l’avant ». La France demeure seule juge du principe d’une action et responsable de ses modalités d’application. Mais dès lors que la France aurait pris la décision d’emploi de la FAR nos plus proches voisins et alliés bénéficieraient d’un renfort précieux. Ceci serait particulièrement vrai pour la République fédérale d’Allemagne, avec laquelle la France est liée par le traité de l’Élysée qui constitue une sorte d’« alliance dans l’alliance ». Ici encore, la logique doit être avant tout celle de la prévention de la guerre : la FAR est une force terrestre classique, pouvant intervenir en coup de poing, et sa manœuvre est affranchie de nos moyens nucléaires ; mais un agresseur potentiel en Europe ne pourrait qu’hésiter à affronter physiquement les forces de la puissance nucléaire, indépendante et continentale que constitue notre pays.
Enfin, la FAR est appelée à être présente outre-mer : les opérations au Tchad, la participation au maintien de la paix au Liban en sont le témoignage. Deux observations s’imposent ici. Contrairement à ce qui est dit ici ou là, nos armées disposent actuellement des hommes nécessaires pour faire face à de nouvelles crises outre-mer, si les circonstances appelaient notre présence.
Je rappelle que nous avons actuellement au Liban et au Tchad près de 5 400 hommes des armées de terre et de l’air, auxquels s’ajoutent 2 500 marins du groupe naval stationné en Méditerranée orientale. D’autre part, nous disposons dans les DOM-TOM de 18 600 hommes qui pourraient être engagés ailleurs et éventuellement remplacés par des unités de métropole. De plus, 8 700 personnes sont prépositionnées dans des pays étrangers amis et je rappelle que 2 000 hommes sont en permanence en alerte en métropole, prêts à partir n’importe où, 24 heures sur 24 : c’est plus qu’il n’en avait fallu pour l’intervention à Kolwezi. Ces capacités sont appelées à s’améliorer : d’ici à 1986, trois régiments seront professionnalisés, aux côtés des sept régiments qui le sont déjà. Grâce au développement de la formule très prisée du volontariat pour un service national long, dans le cadre des dispositions adoptées par le parlement en juin dernier, nos possibilités d’action seront renforcées. En effet, les premiers résultats dans le domaine du volontariat sont extrêmement encourageants : ce sont 6 600 jeunes volontaires qui se sont présentés en trois mois. Ces candidatures sont tout à l’honneur de notre jeunesse qui témoigne ainsi de sa volonté de défendre notre pays.
Contrairement aussi à ce qui est parfois affirmé, mais conformément à ce que j’avais indiqué en juin lors de la présentation de la foi de programmation, nous avons fait au Tchad la démonstration de la validité de notre système de transport aérien : Transall nouvelle génération, ravitailleurs en vol, DC 8 remotorisés du COTAM, location de Boeing 747 de nos compagnies nationales. Nous avons donc la possibilité d’attendre le successeur du Transall, dont nous souhaitons qu’il soit réalisé en coopération. Quant à l’assistance navale, elle est efficace, comme le montre le groupe OLIFANT au Liban.
Ainsi les moyens humains et matériels de notre politique de sécurité existent. Mais que pèseraient nos armements et leurs soutiens, si sophistiqués soient-ils, sans la volonté de défense des Françaises et des Français ? L’élan d’unanimité national à la suite de l’abominable attentat de Beyrouth, est de ce point de vue un puissant réconfort. De même l’adhésion de la vaste majorité des forces politiques françaises à la position très ferme du gouvernement en faveur de l’équilibre des forces au plus bas niveau possible est l’illustration de la résolution de notre pays.
L’espoir
J’ai commencé mon propos sur une note sombre, reflet des troubles que traverse le monde. Pourtant, le cours des événements nous donne aussi quelques solides espoirs : de la tourmente actuelle peut naître un ordre des choses plus satisfaisant, porteur d’avenir pour notre continent.
L’année 1983 peut encore conduire à la pire des situations : une Europe de l’Ouest qui s’abandonnerait au renoncement, à la loi du plus fort ; une Union Soviétique dont l’expansionnisme serait encouragé par ses succès extérieurs ; une Amérique tout à la fois plus égoïste et plus interventionniste ; et enfin, un Tiers-Monde menacé par une balkanisation croissante, dont le Liban et le Tchad sont parmi les victimes les plus malheureuses.
Mais l’on discerne aussi quelques tendances, encore fragmentaires, parfois souterraines, qui pourront, si nous savons les encourager, se traduire par des progrès réels : je pense notamment à ce qui se passe actuellement en Europe.
L’affaire des euromissiles a produit des réactions extraordinairement profondes dans les pays d’Europe. Et notamment dans ceux qui sont complètement dépendants des armes nucléaires américaines pour leur défense. Et parmi ces États figure la République fédérale d’Allemagne, partie constitutive d’un peuple divisé.
Face à ce problème des armements en Europe, les contestataires ne sont pas tous animés des mêmes motifs.
Les pacifistes traditionnels prônent un antimilitarisme authentique et une hostilité sincère à l’armement nucléaire. Le dialogue sera toujours possible — il est d’ailleurs absolument nécessaire — avec les représentants de ces courants. Nous pouvons contester l’opportunité ou la validité de leur message : nous ne pouvons pas le nier. C’est aux responsables que nous sommes de démontrer que la paix et la sécurité reposent sur la volonté de défense et les moyens de la dissuasion.
Il y a aussi toute une frange de personnes dont le pacifisme neutraliste affiché travestit d’autres buts moins avouables. Ou plus simplement encore, il y a le parti de la peur dont les membres renoncent à se défendre de crainte de « provoquer » l’ire d’un voisin trop puissant. Nous savons tous où mène ce comportement lâche et ignorant, dont les étapes honteuses ont été jalonnées, pour ce qui est de notre pays, par les abandons de Munich, de Vichy, de Montoire. Nous n’en serons jamais.
Enfin, il y a une profonde et immense aspiration vers davantage d’indépendance, vers la recherche d’une identité. Ceci est particulièrement clair en République fédérale d’Allemagne — et même, sous d’autres formes moins nettes, en République démocratique allemande : comment croire que des jeunes nés près de 20 ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale puissent accepter sans réagir l’ordre de Yalta. La division et le partage de l’Europe seront récusés de manière croissante par les générations montantes. Et il est naturel que ce sentiment soit particulièrement vif parmi les Allemands et qu’il préoccupe les grandes puissances.
La France a la chance d’avoir la maîtrise de son destin, d’être une à l’intérieur de frontières historiques. Notre responsabilité en est d’autant plus grande. Ce sentiment a été exprimé avec une force particulière par le président de la République dans son discours devant le Bundestag à Bonn le 20 janvier dernier.
Les énergies qui montent dans la jeunesse de nos voisins s’expriment aujourd’hui à travers le prisme déformant du pacifisme ; elles risquent de céder aux tentations d’un neutralisme néfaste, qui créerait un vide. L’unité de l’Europe n’en serait nullement facilitée. Il nous appartient de faire en sorte que ces forces soient orientées vers des projets qui permettent aux États européens d’affirmer plus clairement leur identité de nation. Nous savons bien que vouloir briser aujourd’hui l’offre héritée de Yalta mènerait à la guerre. Les seules solutions acceptables devront donc être lentes et progressives, afin que nul ne se sente menacé dans son existence ou sa sécurité. Pour cela, nous devons tout faire pour approfondir, librement et souverainement, les relations entre les États d’Europe occidentale. Car rien de sérieux ne pourra se faire en ordre dispersé : l’identité de l’Allemagne ne peut se définir que dans le cadre plus large de l’Europe, elle-même divisée et à la recherche de son être.
La question des euromissiles semble à cet égard être un révélateur qui devrait faciliter, en définitive, une plus grande coopération entre États européens.
Depuis 1982, la France et la RFA ont ressenti le besoin de mettre en vigueur, pour la première fois, les clauses militaires du traité de l’Élysée, inappliquées depuis vingt ans. Depuis 1982 nous assistons à une relance des projets communs en matière d’armements : je puis à cet égard confirmer que des progrès décisifs sont en cours en ce qui concerne l’hélicoptère de combat franco-allemand. J’ai signé des accords-cadres de coopération avec l’Espagne, l’Italie, la Belgique, le Danemark, la Grèce, qui viennent s’ajouter aux liens solides déjà tissés avec la RFA et le Royaume-Uni. Je constate dans mes entretiens avec mes collègues des États voisins qu’une sorte de prise de conscience a lieu sous la pression des événements. Soutenues par nos efforts conscients, les évolutions profondes en cours pourront déboucher sur une plus grande solidarité entre les États européens libres, dont la personnalité propre s’affirmera davantage par rapport aux deux superpuissances, sans renoncer pour autant aux alliances existantes, indispensables à la paix et à la sécurité du monde.
Ces perspectives peuvent paraître indistinctes ou lointaines si on les rapporte aux échéances immédiates d’un monde profondément troublé : il est au devoir de la France d’éclairer la route qui mène au loin, au-delà des obstacles du moment.
C’est ainsi que nos efforts présents porteront leurs fruits pour la paix, pour l’indépendance, pour la liberté. ♦