Après la publication en avril dernier d'un article sur la position du soldat chrétien face à la guerre, l'auteur, évêque aux armées françaises, a souhaité exprimer personnellement sa pensée sur ce sujet délicat. La légitimité reconnue de la défense et son efficacité ont toujours posé des problèmes difficiles dans le choix des moyens.
L'Église catholique et la guerre
La position du soldat chrétien est-elle inconfortable ?
Il est difficile d’écrire brièvement à ce sujet. Ma réflexion voudrait revenir sur un article publié en avril 1989 dans cette revue pour s’en écarter sur plusieurs points.
Il me paraît inexact d’affirmer que les chrétiens des premiers siècles ont refusé l’état militaire. On n’a que trop tendance à le dire et à le prendre pour un fait prouvé. C’est en réalité assez complexe : le centurion Corneille s’est converti et rien ne dit qu’il a dû changer d’état. Il semble que ce soit au IIIe siècle avec Tertullien que l’on pense à une position non violente. Celui-ci ne s’est d’abord posé aucune question. En 211, il commence cependant à mettre en doute la possibilité d’être militaire pour un chrétien. Un ouvrage publié récemment et bien documenté résume comme suit cette longue période ; parlant des deux premiers siècles on peut lire : « La lecture de ce dossier laisse l’impression d’une grande hésitation dans la doctrine et dans la pratique des diverses Églises locales ; une position commune ne semble pas avoir existé à l’époque » (1).
Plus loin l’auteur conclut : « La discussion ouverte par Tertullien aura une influence déterminante sur le développement de la pensée chrétienne en Occident, car elle se trouve à l’origine de la réflexion critique sur la guerre et la violence ; elle a conduit à fixer les deux pôles entre lesquels ne cesseront d’osciller les consciences chrétiennes, celui de la non-violence et de l’objection de conscience d’une part, celui de la légitime participation à une guerre reconnue juste d’autre part » (2).
Je suis par ailleurs persuadé que la pensée de l’Église a marqué un tournant complet avec l’apparition des possibilités de destruction massive. La guerre ne peut plus être « juste », donc bonne et normale. Aussi Vatican II condamne-t-il toute stratégie anticités, par quelque moyen qu’elle soit envisagée (« Gaudium et spes », 80) et reconnaît seulement la légitimité de la défense d’un pays, par la guerre s’il n’y a aucun autre moyen. C’est, dans la réflexion, très différent de la guerre juste : aujourd’hui il n’y a plus de guerre juste. Il y a seulement l’urgence d’un pays à vivre libre et indépendant, le droit et même le devoir de le faire. Autrement dit, aucun pays n’a le droit moral d’espérer prendre l’avantage sur un autre pays par la guerre, toutes les nations ont le droit et le devoir de l’éviter, mais aussi de se défendre et de défendre leurs alliés attaqués. L’effort pour sauvegarder la paix est impératif, tandis que dans le cas de la guerre juste il n’était pas présenté avec la même urgence.
À propos de la dissuasion, il n’est certes pas facile de saisir et de légitimer la différence d’appréciation morale entre la menace et l’emploi, car la menace n’est dissuasive que si elle entraîne la conviction chez l’adversaire que l’on ira jusqu’à l’emploi. La dissuasion repose sur cette conviction créée chez l’autre et a fait faillite si l’on arrive à l’emploi. Plus je menace fermement, moins je devrais l’employer. On peut comprendre la distinction dans l’exemple suivant : le président de la République peut faire rétablir la peine de mort à titre dissuasif et décider qu’il usera toujours de son droit de grâce, c’est-à-dire qu’il empêchera l’emploi de la peine de mort ; si tous le croient capable de laisser exécuter un condamné à mort, la dissuasion existe. Et pourtant il a distingué menace et emploi.
Enfin, il me semble que comme pour toute profession un soldat chrétien affronte des questions morales, mais il doit sortir du doute et répondre pour lui-même à ces questions, fût-ce comme disent les évêques français dans « Gagner la paix », en se résignant à choisir le moindre mal. S’il a bien réfléchi et sait ce qu’il doit faire, alors il n’aura pas une position inconfortable ; mais il faut pour cela d’abord qu’on l’amène à réfléchir aux questions qui se posent : torture, stratégie anticités, respect de la population civile, etc. et qu’on l’aide à se faire des convictions. Je regrette que ces questions soient trop absentes de la formation et des préoccupations de nos jeunes cadres.
Il faut aussi que le soldat chrétien comprenne la grandeur de sa vocation : « Quant à ceux qui se croient au service de la patrie dans la vie militaire, qu’ils se considèrent eux aussi comme les serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples ; s’ils s’acquittent correctement de cette tâche, ils concourent vraiment au maintien de la paix » (3).
C’est en articulant le sens de sa vocation, qui est défense de l’homme, et les questions morales qu’il rencontre que le soldat, comme le chef d’entreprise ou le pasteur d’âmes, peut se décider en conscience et agir en chrétien. ♦
(1) J. Joblin : « L’Église et la guerre » ; DDB, 1988 ; page 55.
(2) Ibid., page 59.
(3) « Gaudium et spes », 79.