L'auteur, qui présidait aux destinées de la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN) jusqu'au 1er juillet 1989, a prononcé le 8 juin devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IDHEN) une conférence sur un thème qu'il connaît tout particulièrement : l'évolution des facteurs stratégiques.
Rapports de forces et stratégies
Un monde en transition
Les 43 dernières années ont été dominées par l’affrontement bipolaire Est-Ouest, par le duel des deux superpuissances, les États-Unis et l’URSS ; certes ce duel n’est pas fini, mais les affaires du monde sont devenues de plus en plus multipolaires du fait de l’émergence de nouveaux acteurs, de nouvelles données, de nouvelles hiérarchies dans les facteurs stratégiques, qui concernent tous les domaines, politique, idéologique, économique, technologique. C’est pour cela qu’on observe tant d’incertitudes, de doutes, d’opinions contradictoires, pour cela aussi qu’il y a plus que jamais, une impérieuse nécessité de structurer, d’organiser nos analyses et nos réflexions, de mettre en ordre nos concepts stratégiques.
Trois thèmes principaux me semblent dominer les changements en cours : la fin d’un mythe ; la reconnaissance des limites qui s’imposent à la puissance militaire ; l’approfondissement du dialogue entre les États-Unis et l’Union Soviétique.
Changements et mutations
Il était déjà évident depuis plusieurs années que l’idéologie marxiste-léniniste avait perdu son pouvoir messianique. Les événements en cours, tant en Russie qu’en Chine, contribuent à discréditer définitivement les mythes qui, depuis 70 ans, avaient dominé la scène mondiale. Plus personne, ni dans le monde développé ni dans le Tiers Monde, ne croit que le communisme, à la mode léniniste ou maôiste, apportera aux peuples des « lendemains qui chantent ». En conséquence ni l’URSS ni la Chine, qui avaient pendant tant d’années fondé leur puissance sur la dynamique d’une idéologie révolutionnaire, ne peuvent plus désormais compter sur cet atout essentiel. Il reste que les appareils, les organes, les structures, les multiples ramifications internes et externes, qui sont toujours en place, constituent encore de redoutables moyens d’action ; il ne faut pas sous-estimer la force des systèmes totalitaires, ni les capacités de telles organisations.
Dans le domaine militaire deux constatations me paraissent s’imposer : la reconnaissance de la dissuasion nucléaire par l’URSS et l’impossibilité, admise par les deux superpuissances, de régler militairement certains types de conflits en dépit de l’accumulation des armements les plus modernes.
On sait que pendant plusieurs décennies, l’Union Soviétique n’a négligé aucun sacrifice pour aboutir à la parité, puis à la supériorité vis-à-vis des États-Unis en matière d’armes stratégiques. La course aux mégatonnes, aux missiles et à l’espace est allée de pair avec un développement continu de toutes les sortes d’armements terrestres, aériens et navals. La « doctrine Sokolovski » posait en principe qu’en cas de conflit toutes les armes, y compris atomiques, devaient pouvoir être utilisées sur le champ de bataille pour assurer la victoire ; en conséquence, elle refusait d’admettre le concept occidental de la dissuasion nucléaire.
Cependant, dès la fin des années 70, Brejnev avait amorcé dans son discours de Toula, une première reconnaissance du fait dissuasif. Avec M. Gorbatchev, l’évolution doctrinale s’est totalement confirmée ; il reprend à son compte les thèses américaines sur le blocage que les armes stratégiques imposent de facto aux puissances nucléaires. Bien plus, les évolutions récentes, que j’ai pu constater moi-même lors de conversations avec les Soviétiques, tendent à reconnaître la validité du concept français de dissuasion minimale.
Dans un autre registre, les expériences de l’Afghanistan, et celles des conflits périphériques auxquels l’URSS s’est trouvée indirectement impliquée, ont démontré aux Soviétiques qu’eux aussi pouvaient se trouver paralysés face à des formes dégradées et non conventionnelles de la guerre. Ces situations où les « Gullivers sont enchaînés », réduits à l’impuissance par l’excès de leur puissance, les États-Unis les avaient déjà connues au Vietnam et au Liban. Elles démontrent l’inadaptation des systèmes militaires conçus essentiellement dans l’hypothèse d’une troisième guerre mondiale. C’est aussi la preuve que la course aux armements, telle qu’elle se pratique encore aujourd’hui, est loin de répondre à tous les problèmes de sécurité.
Le dialogue entre Américains et Soviétiques est devenu beaucoup plus étroit depuis quelques années. Certes il n’avait jamais été interrompu ; il faudrait citer ici la longue liste des rencontres, conversations, accords, systèmes de communication ad hoc et mesures bilatérales de précaution, résultant de l’expérience des crises internationales et des alertes, parfois dramatiques, qui ont marqué certains épisodes. Mais jamais le dialogue n’avait atteint la profondeur et le sérieux des entretiens récents, jamais on n’avait obtenu de résultats aussi tangibles qu’après la signature du traité de Washington sur les armes à moyenne portée. En dépit de leur caractère limité, insuffisant ou incertain, les premières mesures de désarmement sont effectives. Il est clair aussi que l’apaisement de la plupart des conflits extérieurs résulte d’une volonté commune à Moscou et à Washington. Aujourd’hui, les guerres locales ou régionales ne portent plus systématiquement les stigmates du conflit Est-Ouest ; tout n’est plus obligatoirement marqué du signe de l’affrontement bipolaire entre les deux blocs. C’est bien la preuve d’une profonde évolution des affaires mondiales dans le sens de la multipolarité.
Les causes du changement
Seul l’extraordinaire pouvoir d’endoctrinement et de propagande, allié à la dictature des intelligentsias dominantes en Occident, permet d’expliquer qu’il ait fallu attendre si longtemps pour que des réalités perceptibles depuis des dizaines d’années soient enfin étalées au grand jour. Par un de ces mouvements, dont l’histoire russe nous offre plusieurs précédents, les Soviétiques eux-mêmes découvrent leurs propres insuffisances : leurs vulnérabilités stratégiques, résultat des aventureuses expansions « impériales et coloniales » de l’époque Brejnev ; leurs vulnérabilités économiques, en raison de l’état désastreux de leurs systèmes de production, d’échange et de transport ; leurs vulnérabilités sociales en raison de la situation déplorable de la santé, du logement, des inégalités et du problème des nationalités.
Le triomphalisme de l’Union Soviétique, dans les années 70, se nourrissait du défaitisme des États-Unis ; les échecs accumulés sous la présidence Carter, ajoutés au syndrome du Vietnam, ont permis à Brejnev de profiter des vulnérabilités américaines pour s’étendre partout dans le monde et pour pratiquer une politique de surarmement tous azimuts. Je vois dans le sursaut du président Carter, après l’invasion de l’Afghanistan, le premier signe de la riposte que son successeur Ronald Reagan devait mettre en œuvre dès le début de sa présidence. Adoptant délibérément une stratégie de « joueur de poker », en augmentant massivement les crédits militaires, puis en reprenant l’initiative avec l’affaire de l’IDS, il a lancé à l’URSS un défi économique et technologique sans précédent. Dès les années 1983-1984, les réactions du général Ogarkov, précédant celles de M. Gorbatchev en 1985-1986, avaient montré que le signal avait été bien reçu et qu’il avait joué un rôle de révélateur : c’est alors que le rideau s’est déchiré. Si j’ajoute à cela les effets « boomerang » des campagnes pacifistes, écologistes et antinucléaires menées depuis de nombreuses années contre l’Occident, qui se sont retournées contre leurs instigateurs, notamment à la suite de l’affaire Tchernobyl, je constate à nouveau que la roue a tourné. Les opinions publiques occidentales ont été pendant des décennies les cibles et les jouets privilégiés des stratégies médiatiques de l’Est ; aujourd’hui, par un heureux retour des choses, ce sont les opinions publiques de l’URSS et des démocraties populaires qui représentent une des plus grandes vulnérabilités pour les pouvoirs en place.
Notre monde en transition suscite donc beaucoup de questions difficiles ; au-delà des évolutions normales, nous sommes en présence de véritables révolutions, qui remettent en cause plusieurs des schémas établis de longue date. C’est le cas pour les doctrines de l’Alliance atlantique sur la dissuasion élargie, la riposte graduée, et les armes nucléaires tactiques. En Union Soviétique, les concepts essentiels sont maintenant passés au crible de la critique. Chez nous, la défense européenne et la politique de défense nationale méritent que l’on redouble d’efforts pour approfondir les questions doctrinales et leurs modalités d’application. Deux démarches méthodologiques sont indispensables pour guider nos réflexions : la prospective et la stratégie.
La démarche prospective
La prospective n’est pas la futurologie ; il ne s’agit pas de faire des prédictions, de tenter de deviner les événements à venir. Il s’agit d’abord de prendre conscience du fait qu’il y a, à un certain moment et pour une société donnée, des avenirs souhaitables et aussi d’autres inacceptables. Les premiers sont, tout simplement, ceux qui répondent à nos projets politiques et de société. Chacun, à cet égard, n’a pas la même vision, mais il est clair que des concepts communs se détachent de la lecture des grands programmes proposés à nos votes dans les sociétés démocratiques. Quant aux seconds, ils correspondent à tout ce que nous voulons éviter pour nous-mêmes et nos descendants : la guerre, la servitude et la misère. Pour moi, c’est le fait de refuser les avenirs inacceptables qui constitue le plus sûr fondement de l’esprit de défense.
En poussant encore l’analyse, il est aisé de remarquer qu’en dépit des incertitudes sur le futur, des accidents, des crises, des bouleversements inattendus, l’avenir comportera certains éléments qui peuvent être prédits en toute certitude, d’autres avec une forte probabilité ; d’autres enfin, qui sont seulement possibles, peuvent quand même être raisonnablement envisagés.
Aux avenirs certains correspondent les « invariants » géographiques ou climatiques, les infrastructures lourdes, les permanences sociologiques ou économiques. Aux avenirs probables correspondent les tendances lourdes, les évolutions lentes qui sont inscrites sans équivoque dans les données du présent et dans les leçons du passé. Enfin, aux avenirs possibles correspondent les extrapolations que l’on peut faire à partir des innovations existantes ou émergentes, et des scénarios plus ou moins vraisemblables résultant d’études, de recherches ou de projets d’avenir.
La démarche prospective se fonde sur une méthodologie moderne qui tient compte des interactions passé-présent-futur. Elle élabore des plans pour le long terme, des programmes pour le moyen terme, des budgets pour l’exercice en cours. Elle procède par essais et erreurs en s’appuyant sur des systèmes de contrôle continu, d’évaluations et de réévaluations, d’apprentissage permanent. Mais elle n’a de sens que si elle se fonde sur une claire perception des buts et des finalités supérieures, car seule la conjugaison d’initiatives multiples, toutes tournées vers un même objectif, permet le succès des entreprises humaines. Saint-Exupéry le disait déjà : « Pour tracer un sillon droit, fixe ton regard sur une étoile ».
Tout cela n’est pas de la théorie ; c’est une attitude, un comportement dont l’efficacité est attestée par quantité de réussites.
Dans les années 60 la France se trouvait confrontée à une situation difficile, à une période de transition qui faisait suite à la guerre d’Algérie. C’est alors que nos ministres de la Défense ont eu le courage et la lucidité de mettre en question les certitudes anciennes et de donner sa chance au petit organisme qu’ils ont créé sous le nom de Centre de prospective et d’évaluation. Dégagé des contraintes des affaires courantes et placé hors hiérarchie, le CPE a traité simultanément des questions de stratégie, de recherche-développement et d’allocation des ressources budgétaires aux armées.
Il ne m’est pas possible de rendre compte ici des cheminements suivis et des résultats obtenus ; ils font l’objet du Livre blanc sur la défense de 1972, et chacun sait que notre système actuel d’orientation et d’animation des recherches provient pour l’essentiel des travaux menés à cette époque, de même qu’en sont issues les lois de programmation militaires et les procédures de suivi et de contrôle des programmes d’armement. La plupart des objectifs à 20 ans fixés pour notre défense dès les années 60 sont aujourd’hui atteints.
La démarche stratégique
Je définirai la stratégie comme étant la science de l’action en univers antagoniste ; directement issue de l’expérience millénaire des conflits militaires, elle nous offre un schéma universel d’action rationnelle et volontariste face à des ennemis, des adversaires, voire à de simples concurrents. Ce schéma se présente pour moi en quatre phases : prise en compte des finalités ; analyse et synthèse des données objectives de la situation ; élaboration des modes d’action ; vérification et appréciation par rapport aux finalités.
Hormis le cas exceptionnel où le stratège, tel Alexandre ou Napoléon, se confond avec le prince, celui qui met en œuvre une stratégie agit pour le compte de finalités définies par une autorité supérieure. Il lui appartient alors de s’imprégner parfaitement de l’esprit de ces finalités, d’analyser et de comprendre sans ambiguïté la nature de sa mission. En matière de défense, comme ailleurs, le projet politique guide et inspire la stratégie.
L’analyse et la synthèse des données de la situation visent à déterminer sans ambiguïté la nature des données communes à tous les acteurs, terrain et règles du jeu, et à comparer les intérêts réciproques, les facteurs de force et de faiblesse des adversaires en présence. Le bilan de la situation implique surtout l’objectivité et le réalisme. Il permet de faire la distinction entre les capacités des protagonistes et les intentions des responsables.
C’est l’élaboration des modes d’action qui constitue la phase constructive et dynamique de la démarche stratégique. Dans la combinaison des moyens et de la manœuvre, le stratège fait preuve de son talent et de son inventivité, car c’est à la fois une dialectique, une psychologie et une dynamique espace-temps : dialectique de l’affrontement des modes d’action opposés, dès lors que l’adversaire élabore lui aussi ses propres combinaisons ; psychologie, puisqu’en définitive toute stratégie se traduit par l’opposition de deux volontés, ce qui implique des qualités d’imagination, de ténacité, d’initiative et d’esprit de décision ; dynamique espace-temps, parce que tout mode d’action comporte des enchaînements, des décisions successives, des anticipations. Cette troisième phase met en jeu tout à la fois les exigences de professionnalisme, de savoir-faire et de caractère.
La quatrième phase, le retour sur les finalités, est indispensable pour corriger les déviations par rapport aux objectifs fixés. Elle correspond aux fonctions de vérification, de contrôle, d’appréciation des résultats, qui sont à la base de tout processus itératif et de la dialectique d’adaptation entre les fins et les moyens.
En fait, dans les multiples « champs stratégiques » justiciables d’une telle approche, chacun sait qu’au-delà du professionnalisme, les qualités de jugement, d’esprit de décision et de finesse font la différence entre les véritables « artistes », qui ont le génie de la stratégie, et les honnêtes tâcherons qui conduisent rationnellement leurs affaires. Il reste aussi à faire la part de la subjectivité, à tenir compte de l’effet des perceptions, des images présentes dans les esprits des protagonistes.
Prospective et stratégie sont complémentaires, comme le sont la prévision et l’action. Dans les époques de transition, il est essentiel de distinguer les tendances lourdes et les nouvelles variables.
Permanences et tendances lourdes
Parmi les facteurs permanents qui me paraissent dominer le paysage stratégique, je retiendrai la conflictualité, les cultures stratégiques, les règles du jeu et l’inertie des grands systèmes.
Les conflits sont dans la nature des choses. La violence est et sera toujours présente dans les sociétés humaines, soit plus ou moins libérée, soit à l’état latent. Seule la force peut tenir la force en respect ; telle est la loi du monde.
Chacun des acteurs stratégiques sur la scène mondiale possède des traits spécifiques, des habitudes, des réflexes, des mentalités et des perceptions qui lui sont propres. Bref chacun voit le monde des conflits à sa manière. C’est une deuxième loi permanente.
Ainsi la culture militaire aux États-Unis privilégie à l’évidence les solutions industrielles et technologiques : pour limiter les pertes chez les combattants, la tendance, toujours vérifiée, est à la recherche d’une meilleure efficacité technique par la sophistication des armements. D’autres traits de la mentalité américaine, comme le goût du défi ou la stratégie du joueur de poker, ou encore le génie de l’organisation logistique, caractérisent profondément les comportements stratégiques des États-Unis.
Du côté des Soviétiques, il faut remonter à plusieurs siècles pour trouver chez les Mongols l’origine d’un héritage militaire toujours enraciné dans la tradition russe ; il allie la ruse et la force, les manœuvres d’encerclement et les tactiques de la terre brûlée. Lénine a su, pour sa part, moderniser et renouveler, sous la forme de stratégies révolutionnaires, des savoir-faire déjà anciens chez les Russes. Par ailleurs, on ne peut pas comprendre la psychologie soviétique sans faire la part du complexe d’encerclement qui a été nourri par le souvenir exacerbé de la « contre-révolution » des années 20 soutenue par l’étranger et par celui de l’invasion hitlérienne de 1941.
On trouverait de même, en étudiant les stratégies chinoise, britannique, turque, suisse et autres, certains traits spécifiques qui se répètent d’une façon très caractéristique tout au long de l’histoire de ces nations.
Je crois discerner, dans le consensus qu’on observe en France sur notre politique de défense, les traces de la mémoire de Munich, du souvenir de la lâcheté des démocraties devant Hitler et de la défaite de 1940. À cause de cela, l’opinion publique française comprend implicitement, sans doute mieux que d’autres, que l’engrenage des concessions successives favorise les entreprises des perturbateurs, qu’aux menaces il faut répondre par la fermeté.
C’est sans doute pour cela qu’elle accepte la dissuasion. En Allemagne, un tel sentiment n’existe pas, dès lors que le peuple allemand n’a pas fait la même expérience ; mais par contre, je suis frappé par la force du tabou que représente le Mark et je l’attribue aux traces indélébiles de la grande crise monétaire et de la profonde misère des années 20. Pour les Français, l’attribut principal de la souveraineté c’est leur armée ; pour les Allemands, c’est leur monnaie.
Troisième permanence : les « règles du jeu ». Dans un monde chaque jour plus interdépendant, les juristes ont tissé un réseau très dense de règles, sans lesquelles aucune vie internationale ne serait possible. À l’instar du droit interne des nations, ces règles permettent d’organiser des relations efficaces à l’échelle planétaire. Celles de la diplomatie et du droit de la mer sont parmi les plus anciennes ; elles sont aujourd’hui présentes dans presque tous les domaines d’activité, depuis les transports aériens et terrestres et les télécommunications jusqu’aux échanges commerciaux, scientifiques et culturels.
Dans l’état de « ni paix, ni guerre » qui a caractérisé les relations Est-Ouest pendant les 40 dernières années, j’ai observé que les deux superpuissances se sont trouvées contraintes de multiplier entre elles des règles de conduite et de communication très précises pour éviter de déclencher un conflit nucléaire, accidentellement ou par suite d’enchaînements incontrôlables ; c’est une véritable connivence qui s’est établie entre les adversaires-partenaires, les États-Unis et l’URSS, pour s’entendre « jusqu’où ne pas aller ». Nous l’avons vu au Vietnam comme en Afghanistan, au Liban comme dans le golfe Persique.
J’observe que la plupart des règles qui gouvernent les États, ont, par obligation, une grande stabilité. Dans chacun des principaux « champs stratégiques », monétaire, diplomatique, commercial ou militaire, des conventions de longue durée sont indispensables pour autoriser une vie normale. Certes des ruptures se produisent parfois, mais il n’en reste pas moins que la prospective des relations internationales et la mise en œuvre des stratégies peuvent légitimement trouver là des facteurs particulièrement stables de la situation générale.
Quatrième permanence : l’inertie des systèmes. Inertie structurelle, liée au poids et à la durée des investissements, et surtout inertie des mentalités, qui représente sans aucun doute le facteur le plus lourd : c’est lui qui s’oppose aux reconversions nécessaires, qui limite le plus la liberté d’action. Dans le domaine militaire, la durée de développement des systèmes d’armes modernes est au minimum d’une dizaine d’années, et il faut près de 20 ans pour qu’une découverte scientifique connaisse une pleine application opérationnelle. Les lois de programmation à 5 ans ne représentent qu’une fraction du temps nécessaire pour mettre en œuvre un changement significatif de doctrine !
Variables
Traditionnellement, les acteurs principaux des relations internationales sont les États ; on entend aujourd’hui mettre en doute la pérennité de l’État nation qui serait un concept dépassé. C’est aller trop vite en besogne en négligeant le fait que l’armée et la monnaie, symboles incontestables de la souveraineté nationale, demeurent inséparables de la notion d’État.
Mais il est vrai que de nouveaux acteurs interfèrent de plus en plus avec les fonctions étatiques traditionnelles : les organisations internationales ou supranationales, gouvernementales ou non gouvernementales, qui jouent un rôle accru dans les affaires mondiales ; les grandes entreprises multinationales dont certaines sont plus riches et plus puissantes que bien des États ; les systèmes et les réseaux transnationaux de télécommunications et d’informations ; enfin, d’autres puissances, les unes discrètes, les autres occultes, peuvent exercer une influence planétaire ; si beaucoup de groupes de pression, de lobbies, sont relativement visibles, par contre les organisations de type maffieux savent mettre en œuvre des procédures raffinées qui leur assurent l’impunité, même lorsqu’elles se livrent à des activités criminelles.
C’est surtout dans les domaines de la science et de la technologie qu’on assiste à l’éclosion rapide de nouveaux facteurs stratégiques. Cependant, les révolutions technologiques appliquées aux systèmes d’armes se heurtent à des limites de trois ordres : celle des coûts, qui n’épargne même pas les plus riches ; celle de l’efficacité opérationnelle, car personne ne peut garantir avant l’épreuve du combat que les performances prévues seront bien obtenues ; celle de l’utilité, puisque, comme je l’ai déjà souligné notamment pour les armes nucléaires, beaucoup de systèmes sont inutilisables dans certaines situations ou sur certains théâtres.
En mettant en évidence l’existence de ces limites, je fais en quelque sorte apparaître que de nouveaux facteurs économiques et politiques peuvent devenir prépondérants. Ainsi l’actualité nous montre, avec les événements de Chine et d’URSS, que les médias exercent une influence croissante sur les décisions politiques, même dans les dictatures communistes.
Il demeure que le fait capital des dernières décennies, est l’atome militaire. Les perspectives de destruction totale, d’holocauste suicidaire, sont telles qu’il n’est plus désormais possible d’imaginer rationnellement un conflit de type « guerre totale » entre grandes nations industrialisées. C’est ce qui leur impose de devoir s’arrêter au bord du gouffre, de savoir jusqu’où ne pas aller.
Mais ce n’est pas pour autant la fin des forces armées, la caducité du facteur militaire. Que ce soit dans les rues de Budapest en 1956, dans les faubourgs de Beyrouth ou à Pékin en 1989, on voit bien que la loi de la force s’impose toujours quand une force équivalente ne peut lui être opposée. Le cynisme dont font preuve les gouvernements syrien ou chinois, en dépit de la réprobation universelle, montre bien qu’à cet égard le monde n’a pas fondamentalement changé. C’est une raison de plus pour que la force militaire organisée demeure l’attribut souverain des États.
Je crois que cette donnée ne doit jamais être exclue de nos analyses ; parce qu’elle s’inscrit dans le temps, dans la durée, elle est inséparable de toute vision prospective ; parce qu’elle intervient dans toute situation de crise ou de conflit, elle constitue toujours un facteur essentiel de l’analyse stratégique.
Application à la stratégie française
Je ne saurais conclure cet exposé sans évoquer la politique de défense et la stratégie militaire françaises face aux mutations en cours. Je crois qu’en dépit des incompréhensions, aisément explicables, le projet politique et les principes stratégiques retenus par notre pays demeurent valides et se trouvent justifiés par l’évolution de la situation. C’est dans l’application de ces principes qu’il faut s’efforcer de trouver de nouvelles solutions.
Je rappelle que la politique française de défense n’a aucun caractère agressif et que ses buts sont, conformément aux principes universellement admis, la légitime défense en cas d’agression et la protection des intérêts nationaux.
L’inspiration de cette politique se trouve dans les déclarations solennelles des droits de l’homme et des droits des peuples à l’autodétermination, conformément aux idéaux que nous partageons avec les pays démocratiques en général et plus précisément avec nos alliés du Pacte de l’Atlantique. Le refus des situations inacceptables, comme la séparation artificielle de l’Europe symbolisée par le rideau de fer, a été solennellement réaffirmé à maintes reprises. Les déclarations les plus récentes des chefs d’État et de gouvernement de l’Alliance, la plate-forme de l’Union de l’Europe occidentale d’octobre 1987, expriment parfaitement le projet politique qui nous est commun. Mais il faut aussi rappeler que la France a pour sa part toujours affirmé son refus de la politique des blocs et revendiqué le droit à l’indépendance de décision pour toutes les questions vitales touchant à sa sécurité, sans pour autant renier ses engagements de solidarité. L’unanimité de l’opinion publique nationale s’est pratiquement faite depuis plusieurs années sur l’ensemble de ces finalités ; c’est surtout en cela que réside, à mon avis, le « consensus » français en matière de défense.
Pour répondre aux finalités de cette politique, la France a opté pour une stratégie d’interdiction et de prévention, fondée sur le couple dissuasion-action. Ce choix répond en fait à un principe fondamental qui remonte à la nuit des temps et qui consiste à mettre en œuvre deux piliers complémentaires, à tenir en main deux atouts de nature différente : les couples fortifications-forces de manœuvre, défense passive-défense active, protection-réaction, en sont autant d’applications classiques. Faute d’avoir respecté ce principe, la ligne Maginot n’a été qu’une fortification inutile et coûteuse qu’il fut aisé à l’adversaire de contourner.
De même, la dissuasion exercée par les armes nucléaires n’a de sens que dans la mesure où l’on dispose parallèlement de capacités d’action. Je n’insisterai pas, à nouveau, sur le caractère éminemment politique des armes atomiques et sur les obstacles qui s’opposent à leur emploi en tant qu’armes de champ de bataille. Mais il est clair que la crédibilité d’une telle menace, fût-ce pour défendre des intérêts vitaux, dépend d’abord de la façon dont les responsables se montrent capables de manifester leur détermination quand il s’agit de défendre, si besoin est par les armes, des intérêts moins sensibles.
Comme la dissuasion se nourrit de l’incertitude entretenue dans l’esprit du candidat à l’agression, toute manifestation de fermeté dans les petites choses renforce cette incertitude et l’empêche de compter sur la menace ou sur le bluff pour parvenir à ses fins. Le choix stratégique dissuasion-action est donc parfaitement fondé.
Il ne faut pas craindre cependant de reconnaître le paradoxe fondamental, le doute légitime qu’inspire la dissuasion nucléaire. D’une part elle n’a pas fait disparaître la guerre ; je l’ai déjà dit et je viens de le répéter en évoquant les indispensables capacités d’actions militaires qui la rendent crédible. D’autre part on ne peut penser la dissuasion qu’à travers l’éventualité de son échec, donc à travers l’idée de la mort collective…
L’existence des armes nucléaires stratégiques nous oblige donc à méditer les questions les plus fondamentales ; nos dirigeants ont compris qu’en la matière « la décision ne se partage pas », que dans les coalitions ces armes font toute la différence entre protégés et partenaires. Toutes les acrobaties de langage sur la « dissuasion élargie » ou sur la protection offerte aux autres par les « parapluies atomiques » ne permettent pas d’échapper aux interrogations essentielles.
Dans sa politique de défense, la France n’a jamais remis en question son appartenance à l’Alliance atlantique, mais c’est au niveau des choix stratégiques qu’elle diverge par rapport à l’organisation militaire intégrée de l’OTAN. Aujourd’hui, plus que jamais, la défense européenne, le pilier européen, le partage du fardeau entre les États-Unis et les alliés européens, font l’objet de multiples débats. Les contradictions avivées par les initiatives de M. Gorbatchev sont loin d’être résolues. Je voudrais donner ici mon sentiment et formuler quelques propositions.
L’OTAN a été créée pour répondre à la menace militaire soviétique et pour contenir l’armée rouge dans les limites du rideau de fer. Le dispositif militaire mis en place dans les années 50 pour mener, si nécessaire, une bataille défensive en Europe, reposait sur un système de forces alliées intégrées sous un commandement unique. L’intégration et l’unité de commandement sont les solutions logiques et nécessaires pour obtenir au combat l’efficacité opérationnelle d’une coalition. Foch et Eisenhower en ont fait la démonstration. Mais au fil des années, à la mesure même du succès de cette stratégie d’endiguement et de la reconnaissance par Moscou de l’effet dissuasif des armes nucléaires, le mode d’action « bataille défensive » a perdu son importance relative et sa crédibilité au profit de tous les autres modes d’action qui visent à prévenir le déclenchement d’une guerre en Europe, à interdire que le territoire européen ne soit à nouveau transformé en champ de bataille.
Les modes d’action préventifs, qui se situent en amont de la guerre, s’appuient sur des mesures politiques, diplomatiques et aussi militaires. Les mesures de précaution passives et actives sont à la base du savoir-faire militaire : protection, dissémination, redondance, capacité de survie ; surveillances, reconnaissances, alertes, préavis ; disponibilité, intégrité, flexibilité, rapidité de réaction, puissance d’intervention et capacités de pénétration des moyens de riposte. La doctrine Fofa de l’OTAN, la création de la force d’action rapide en France, répondent partiellement à des objectifs de cette nature. L’intégration type 1918 ou 1945 est non seulement une impossibilité politique, mais aussi une utopie pratique entre 16 armées aussi disparates que celles de l’Alliance atlantique.
Je proposerai, pour ma part, un objectif moins ambitieux mais que je crois plus facilement réalisable : l’interopérabilité opérationnelle entre armées alliées, c’est-à-dire la possibilité pour des unités de nationalités différentes de se réunir pour mener ensemble des opérations de circonstance, sous le commandement d’une autorité désignée d’un commun accord. Les marines de guerre ont une grande pratique de cette forme « d’organisation opérationnelle » ; c’est le système des Task forces, dont la souplesse est particulièrement adaptée au caractère mobile et flexible des forces aéronavales et qui fonctionne parfaitement entre marines de l’OTAN ; le retrait de la France en 1964 a peu altéré cet état de choses.
Sur les théâtres aéroterrestres, aux niveaux tactique et opérationnel, on sait aussi constituer des groupes opérationnels pour répondre à des besoins « à la carte » ; c’est pratiquement indispensable pour les forces d’intervention ou d’action rapide ; mais c’est un concept contraire à la philosophie des organisations hiérarchiques préétablies, des plans d’opérations préparés longuement à l’avance, des subtils dosages politiques entre postes de responsabilité dans des états-majors interalliés…
Je n’ignore pas les difficultés pratiques de la mise en œuvre de ce concept dans les forces terrestres, compte tenu notamment des exigences du terrain et des problèmes techniques, d’interfaces pour les fonctions C3I entre des armées dotées d’équipements souvent incompatibles. Mais la volonté politique peut permettre de surmonter les obstacles matériels et d’imposer les exercices fréquents par lesquels l’interopérabilité s’acquiert sur le terrain.
Auparavant, il faudrait donc convaincre les responsables politiques de l’importance stratégique exceptionnelle de cette capacité, en leur montrant à quel point elle répond aux exigences de souplesse et de flexibilité liées à la gestion des crises. Les autorités militaires ont, à mon avis, le devoir de se préparer à faire face au plus grand nombre possible d’hypothèses et de scénarios pour répondre aux exigences de liberté d’action de leurs gouvernements. Si les Alliés se donnaient la capacité de se regrouper sans délai à deux, trois ou plus pour répondre à des situations inopinées, ils disposeraient d’un pouvoir dissuasif bien plus efficace vis-à-vis des perturbateurs potentiels.
En ce sens, l’action menée dans le golfe Persique en 1987-1988 sous l’égide de l’UEO a eu un caractère exemplaire. C’est la première fois qu’Américains et Européens participent ensemble à une opération militaire préventive hors de la zone de l’OTAN ; opération typique, de stratégie indirecte, comme le furent, dans d’autres situations, les opérations françaises en Afrique.
Pour des stratégies de la sécurité
La peur raisonnée du suicide nucléaire a obligé les responsables des superpuissances à s’engager dans un processus de détente Est-Ouest et d’apaisement des conflits périphériques. La perception de la menace s’estompe dans les opinions publiques ; certains Soviétiques ont remarqué ironiquement qu’en supprimant l’image d’une URSS menaçante ils jouent un bon tour aux Occidentaux ; rien de plus efficace en effet pour dissoudre les coalitions défensives.
De tous côtés j’observe l’aspiration universelle à la sécurité. Sur la scène internationale tous les dirigeants s’efforcent de mettre en œuvre des politiques de sécurité en s’appuyant sur deux piliers, la défense et la négociation. Le rapport Harmel préconisait déjà en 1967 une application pratique de ce principe pour la sécurité de l’Europe, et le cours pris par les conférences internationales, d’Helsinki en 1975 à Vienne en 1989, en passant par l’accord de Washington sur les FNI, vont dans le même sens.
Je pense pour ma part qu’il serait possible d’aller plus loin dans cette politique en prenant conscience qu’il existe de véritables stratégies de la sécurité. Je voudrais qu’on utilise mieux pour la défense, les méthodes, les savoir-faire, les procédures et les techniques couramment utilisées dans les grands systèmes modernes, comme les télécommunications, les transports aériens, ou l’électro-nucléaire. La sûreté et la sécurité de ces systèmes reposent sur des réseaux de détection, d’alerte, d’autocontrôlé, d’autodiagnostic et d’intervention, et sur des moyens matériels spécialisés que mettent en œuvre, avec le plus grand succès, des personnels hautement compétents et parfaitement entraînés.
Mais la sécurité résulte avant tout de la connaissance parfaite des risques et des vulnérabilités ; il faut être familier avec le danger pour être capable de le maîtriser. L’histoire atteste qu’il en est de même pour la guerre, c’est une raison de plus qui justifie la place des militaires dans la société : il faut oser regarder en face les risques de conflit.
La négociation, deuxième pilier de toute politique de sécurité, n’est pas l’apanage des seuls diplomates. Les problèmes de perception de l’autre sont d’une telle importance que la compréhension entre spécialistes, entre professionnels, est une condition première du succès. Ainsi, par exemple, l’efficacité du traité américano-soviétique pour prévenir et pour régler les incidents en mer repose sur la qualité du dialogue entre les représentants qualifiés des deux marines de guerre.
La Fondation pour les études de défense nationale s’efforce de contribuer à une meilleure compréhension, tant avec nos alliés, par exemple les Allemands, qu’avec les Russes. Elle a publié le compte rendu de ses échanges avec des spécialistes d’URSS sur les concepts de la « suffisance raisonnable » soviétique et de la « dissuasion minimale » française. Ces échanges, où fort heureusement nos interlocuteurs ont abandonné la langue de bois pour aborder les vrais problèmes de fond, montrent que le fossé est encore large, mais qu’au-delà des obstacles politiques on peut identifier la spécificité des affaires militaires et la permanence des éléments fondamentaux de l’art de la guerre.
Une politique de sécurité ne saurait être bâtie sur des illusions. Il faut, plus que jamais, faire preuve d’un réalisme vigilant pour déjouer les pièges de la propagande et du mensonge ; nous le voyons bien face à l’extraordinaire entreprise de séduction de M. Gorbatchev et de son succès vis-à-vis d’opinions publiques prêtes à prendre leurs désirs pour des réalités.
Les idéaux de l’humanisme et de la démocratie correspondent à des faits, pas à des mots. Dans chacun des domaines où s’exercent les rapports dynamiques des forces, et notamment dans le domaine militaire, seuls des professionnels avertis fermement attachés à des valeurs éthiques fondamentales et pratiquant sans faiblesse les règles d’une rigoureuse déontologie, seront en mesure de mettre en œuvre les stratégies de la sécurité qui empêcheront le monde de sombrer dans l’aventure. ♦