Débats
• Sir Christopher Mallaby nous a rappelé que la France et la Grande-Bretagne étaient les deux puissances nucléaires européennes ; je souhaiterais qu’il veuille bien nous faire connaître son analyse d’une perspective de coopération entre les deux pays dans ce domaine et aussi nous préciser la mission et le fonctionnement de la commission franco-britannique qui a été mise en place à ce sujet.
Cette commission bilatérale existe depuis un an et demi mais n’a été confirmée en tant qu’institution permanente que le 26 juillet lors du sommet franco-britannique. Nous sommes dans l’après-guerre froide, la discussion nucléaire a empêché tout conflit durant cette période de l’affrontement Est-Ouest, nous sommes convaincus qu’il n’est pas possible de « désinventer » l’arme nucléaire ; d’ailleurs on ne peut être absolument sûr que du côté russe une menace nouvelle ne puisse surgir à l’avenir et il est malheureusement fort possible que les armes nucléaires soient aux mains d’autres pays ; alors quel est désormais le rôle de nos propres armes nucléaires ? C’est un sujet dont précisément s’occupe la commission franco-britannique. Ensuite, il convient d’instaurer une politique de non-prolifération. Puis vient la question de l’avenir des essais nucléaires : s’oriente-t-on vers un traité interdisant totalement les essais ? c’est fort probable. Or à ce sujet il existe quelque similitude entre les positions française et britannique, lesquelles divergent de la politique américaine. Certes, tout le monde est d’accord pour estimer qu’un traité de ce genre peut aider à lutter contre la prolifération, mais Londres et Paris insistent sur la nécessité pour les pays proches du seuil nucléaire de signer un tel traité. Tels sont pour le moment les grands sujets de notre commission bilatérale ; on peut en formuler d’autres pour l’avenir : la capacité de simulation sur ordinateur, par exemple, ou encore les conditions d’une coopération pratique en ce domaine. Il y a eu l’exemple du projet de missile air-sol longue portée pour lequel une collaboration bilatérale était souhaitée, mais l’examen des besoins militaires actuels et le poids des coûts financiers nous ont détournés de ce projet. On ne peut guère coopérer quand un des pays impliqués dans un projet n’a finalement pas besoin du produit.
• En traçant l’architecture de la défense européenne avec ces trois piliers que sont l’Otan, l’Union européenne et l’UEO, il a été dit que cette dernière ne faisait partie ni de l’Otan ni de l’Union européenne. De l’Otan, c’est certain mais si l’UEO et l’Union européenne sont deux institutions distinctes, il n’en reste pas moins vrai que par le traité de Maastricht l’exercice des responsabilités de défense a été confié à l’UEO, qui est de la sorte devenue de facto l’organe de défense de l’Union européenne. N’est-elle pas destinée à se fondre dans celle-ci, dont l’élargissement entraînerait son extension aux pays destinés à entrer dans l’Union européenne ?
Que l’UEO ne fasse pas partie de l’Union européenne est inscrit dans le traité et, du reste, elle existait bien avant le Marché commun. Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Je crois qu’on parviendra à doter l’UEO d’une capacité opérationnelle et sans doute cela se fera-t-il avec un recours aux systèmes de l’Otan sans même que cette dernière soit directement engagée dans d’éventuelles opérations. On pourrait donc parvenir à une situation où certaines opérations militaires seraient entreprises par l’UEO avec l’aide des états-majors de l’Otan. Il est impossible qu’une entreprise de grande envergure soit déclenchée sans l’appui des Américains. L’Alliance garde sa capacité d’agir sur une grande échelle avec l’assistance des pays ou des organisations qui accepteront d’y participer et j’espère que la France sera de ceux-là. Dans l’avenir, l’identité de défense des Européens deviendra de plus en plus importante, mais toujours au sein de l’Alliance. En ce qui concerne l’élargissement de l’UEO, j’estime que les États en question veulent surtout devenir membres de l’Otan et on ne peut offrir une garantie de sécurité sans être en mesure d’assurer la protection du pays auquel on offre cette garantie. Or, pour le moment, l’UEO ne peut pas le faire, bien que le traité de l’UEO offre cette garantie, ce qui soulève un problème de logique fort difficile à résoudre actuellement. Il vaut donc mieux opérer un rapprochement entre l’Otan et les pays en question, accompagné d’un autre avec la Russie et aussi avec l’UEO, dès lors que celle-ci aura une capacité militaire plus crédible.
• La Grande-Bretagne peut-elle exister sans la monarchie ? D’autre part, je constate que n’a pas été évoquée la question des trade-unions, alors que le pari thatchérien était de briser la croissance des salaires en s’attaquant à ces syndicats. Enfin, la Grande-Bretagne reviendrait vers ses racines en se tournant vers l’Europe ; avec un tel raisonnement, les États-Unis aussi doivent revenir vers leurs racines. Est-ce que les Britanniques acceptent l’idée qu’un jour l’Europe puisse « exister » sans les États-Unis ?
Le problème de la monarchie actuelle est qu’elle s’est donné un rôle de modèle garant des valeurs sans plus avoir de pouvoir politique, ce qui fait qu’un tel rôle est fondamental. Or, bien que la famille royale ne présente pas un modèle conforme aux traditions, il faut bien voir que cela n’affecte en rien la souveraine elle-même, et on ne met en cause la monarchie qu’à partir du moment où Elisabeth II ne sera plus là. De plus, on ignore qui lui succédera, son fils ou son petit-fils, et la situation se présentera de manière fort différente suivant le cas. Il est un fait qui plaide très fortement en faveur de la monarchie : c’est le débat sur les institutions qui seraient appelées à lui succéder. À ce moment-là se dressent des modèles dont ne veulent pas les Britanniques aux yeux de qui, finalement, la monarchie est salutaire.
Depuis la guerre, le rôle des trade-unions a été essentiel et les réformes contre les syndicats qui ont été menées dès la venue de Mme Thatcher au pouvoir se sont révélées efficaces ; d’autre part, il y a eu un démantèlement de l’industrie manufacturière d’où émanait l’essentiel des forces syndicales, et ce n’est assurément pas en multipliant les emplois indépendants et en prêchant la sectorisation de l’économie qu’on facilite la formation de puissants syndicats. Tout cela est à l’origine de l’appauvrissement de la vie syndicale, supérieur à ce qu’ont pu connaître les autres pays européens. De ce fait, le rôle des trade-unions dans l’inflation salariale que connaît la Grande-Bretagne est somme toute très modéré.
La popularité de la monarchie reste très vive et il n’y a pas de réelle controverse de fond sur cette question. Quand un débat a lieu, comme savoir qui succédera à la reine, il est le fait des médias. Personnellement, je suis convaincu que la couronne reviendra au prince Charles dont les talents sont incontestables et qui porte un intérêt très vif à tout ce qui est moderne, comme l’environnement, avec autant d’énergie que d’intelligence.
L’Europe peut-elle vivre sans les États-Unis ? Regardez la taille de la Russie : la Fédération russe après l’éclatement de l’Union soviétique est plus grande que le reste de l’Europe. Or cette Russie dispose d’armes nucléaires, elle a une histoire assez expansionniste et elle présente une perspective assez instable pour plusieurs décennies. En continuant à garantir de facto la liberté et la sécurité de l’Europe occidentale, les Américains nous offrent une situation plus confortable que s’ils s’en allaient totalement. Certes, les intérêts américains changeront, l’attrait du Pacifique ira en croissant de même que le poids des problèmes intérieurs des États-Unis, de sorte que la primauté dont bénéficiait l’Europe du temps de la guerre froide s’atténuera, mais il est fort peu probable que l’intérêt que les Américains portent à l’Europe puisse réellement disparaître. La question de savoir si l’Europe peut vivre sans les États-Unis ne sera donc pas posée par l’histoire.
• La république d’Irlande dispose dans sa Constitution que l’Ulster fera à terme partie intégrante de son territoire. C’est un cas unique au sein de l’Union européenne. L’affaire irlandaise dure depuis trois siècles, va-t-elle encore durer autant ?
Le traitement de ce problème est extrêmement difficile. On constate que les efforts de Londres en vue de parvenir à une solution politique ne sont pas probants ; en même temps, le terrorisme continue à un niveau inacceptable, bien qu’on soit parvenu à le réduire notablement. Londres a négocié, en 1985, un accord avec la république d’Irlande à laquelle il a été reconnu le droit d’émettre des avis sur les affaires de l’Ulster lorsque la minorité catholique était en jeu. Il n’en est pas résulté un rapprochement entre celle-ci et la majorité protestante, mais cela a permis un rapprochement considérable entre la république d’Irlande et le Royaume-Uni. Dès lors, de nouvelles négociations ont été entreprises en vue de voir si les articles de la Constitution de Dublin pouvaient être relativisés ou modifiés à l’avenir avec une éventuelle contrepartie. Sans doute conviendrait-il d’installer à Belfast un gouvernement ayant des responsabilités importantes, lesquelles sont actuellement aux mains du gouvernement central de Londres. Or, la majorité existant en Irlande du Nord ne veut pas d’une telle étape. C’est une question extrêmement difficile mais le gouvernement britannique persiste dans sa politique à deux voies : d’une part chercher fermement une solution politique, et d’autre part lutter énergiquement contre le terrorisme (1).
• Comment faut-il apprécier l’évolution de Hong Kong ?
La déclaration commune que Londres a négociée avec la Chine était fort bonne dès lors qu’il était décidé de restituer Hong Kong à la Chine en 1999. Cet accord y prévoit un système démocratique pour, au moins, cinquante ans. Il faudrait instaurer ce système dès maintenant ; or, Pékin n’apprécie guère cette éventualité, de sorte qu’il y a actuellement confrontation entre les parties en présence. Notons tout de même que Hong Kong n’a pas pour la Chine le même intérêt que Taïwan : l’idée qui conduit les Chinois est d’obtenir avec Hong Kong une réunification exemplaire et propre à s’imposer ensuite à Taïwan. On peut donc espérer que dans cette perspective la Chine ne violera pas, au sujet de Hong Kong, l’accord qui a été signé. ♦
(1) NDLR. Lire dans ce numéro un article très complet sur ce sujet du général (CR) de Saint Julien.