La fin d'une menace étrangère clairement identifiée n'est-elle pas de nature à ramener l'idée, qui fut naguère celle de quelques militaires, selon laquelle existerait en France « un adversaire intérieur » nouvelle manière ? Nous avons demandé au colonel (er) Jean-Louis Dufour, spécialisé dans l'étude des crises et des conflits contemporains, auteur, en collaboration avec Maurice Vaïsse, de La guerre au XXe siècle (Hachette, 1993), de nous livrer le fruit de ses réflexions sur les rapports quelque peu nouveaux existant entre les armées d'aujourd'hui, le maintien de l'ordre et la lutte contre le banditisme.
Un retour de l'« adversaire intérieur » ?
Jamais pendant la guerre froide l’armée française n’était autant sortie de ses frontières et dans autant de directions. La décennie 90, à peine au milieu de sa carrière, est déjà celle d’un interventionnisme déterminé. Sans doute, le gouvernement de la république estime-t-il nécessaire et approprié d’envoyer ses forces armées maintenir la paix un peu partout sur la planète, en Europe, en Asie, en Afrique… Cependant, pareille politique ne durera qu’autant que les Français y trouveront intérêt ou avantage, et l’actuel consensus national au regard des interventions extérieures n’est pas assuré de sa pérennité ; tout au moins n’est-il pas interdit de le supposer. À coup sûr, l’enthousiasme manifesté par les plus hautes autorités de l’État pour le maniement international de ses centurions serait singulièrement atteint si l’électeur s’y montrait moins favorable ou si la situation intérieure rendait un jour plus immédiatement utile l’emploi des forces armées pour participer au rétablissement de l’ordre et de la sécurité ou pour lutter contre le banditisme, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.
Le fait est que la fin quasi officielle des grands conflits extérieurs et des guerres entre États a ramené maintes armées, en particulier dans le Tiers Monde, du Proche-Orient à l’Afrique du Nord et de l’Égypte à l’Algérie, à leur rôle primordial de sécurité intérieure (1) ; mais ce qui est plutôt dans l’ordre naturel des choses, s’agissant de régimes autoritaires menacés à l’occasion par la subversion interne, l’est déjà moins si l’on considère de vieilles et fortes démocraties. Or divers faits récents montrent qu’en Europe et en Amérique l’engagement des militaires dans des tâches de police et face à des dangers divers relevant du simple banditisme, tend sinon à se généraliser, du moins à être chaque jour un peu plus fréquent. La France elle-même, si elle venait à considérer, entre autres dangers, la menace islamiste comme une nouvelle forme de ce fameux « adversaire intérieur » qui avait valu naguère à un chef d’état-major les foudres d’élus de la nation, pourrait bien trouver opportun d’utiliser ses forces armées pour couper la route à toute forme de subversion interne, voire de banditisme, international ou non.
Une tendance nouvelle : l’emploi des armées en maintien de l’ordre
Des exemples étrangers
Quand, à la fin du mois d’avril 1992, le président Bush confie au général Powell, chef d’état-major des armées américaines, le soin de rétablir l’ordre dans la ville de Los Angeles, celle-ci est bouleversée par des émeutes à caractère nettement insurrectionnel : armes de guerre et tués en grand nombre, batailles de rues entre bandes bien organisées, destructions systématiques de biens publics et privés… Qu’on s’imagine, en France, le président de la République donnant un beau matin instruction au chef d’état-major des armées de ramener à la raison les habitants de Lyon ou de Marseille ! Pareille décision, provoquée par une situation d’une extrême gravité, créerait à coup sûr quelques remous. Cependant, ne dit-on pas que les événements d’outre-Atlantique préfigurent généralement ceux qui vont survenir en Europe… ? Au demeurant, l’emploi des forces armées des États-Unis d’Amérique dans la lutte contre le banditisme ou toute forme aiguë de désordre n’est pas nouveau. Sans même remonter aux interventions de la garde nationale, sous le président Eisenhower, pour imposer l’intégration scolaire, il est patent que, depuis plusieurs années, les armées de terre, de l’air et les unités de garde-côtes sont sorties de leurs missions militaires traditionnelles pour tenter d’intercepter les trafiquants de drogue venus pour la plupart du sud du pays. Ballons captifs afin de gêner les petits avions, patrouilles le long des côtes, surveillance navale et aérienne, réorientation des services de renseignements (CIA et DIA), tout est bon pour empêcher les stupéfiants de parvenir aux États-Unis, faisant de cette lutte la première ayant pour but la défense du territoire américain contre une menace non militaire.
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