Discours du Premier ministre, devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 7 septembre 1995.
Politique de défense et dissuasion nucléaire
Une heureuse tradition veut que le Premier ministre ouvre la session annuelle de l’Institut des hautes études de défense nationale. Elle me permet aujourd’hui, à un moment où notre politique de défense est l’objet d’une réflexion en profondeur, de vous faire part des grandes questions auxquelles nous devrons répondre.
Je souhaite que cette 48e session contribue à nourrir le débat sur ces sujets, surtout sur les plus complexes d’entre eux : l’avenir de la dissuasion nucléaire, la défense de l’Europe élargie, le nouveau partenariat euro-atlantique, et la réduction nécessaire des dépenses militaires. Ces questions, depuis longtemps, dépassent le cercle de l’État. Elles sont influencées par les grands courants d’idées de notre époque. Elles font l’objet d’analyses multiples dans la presse et les organes spécialisés. Elles sont enfin présentes dans l’esprit de nos concitoyens. La France peut s’enorgueillir à juste titre du consensus de sa population sur les questions de défense ; mais ce consensus n’est pas acquis pour toujours : il doit être constamment entretenu et, si nécessaire, renouvelé.
La diversité de vos origines et la liberté de propos qui caractérise votre institution devraient vous amener à ouvrir de nouvelles voies de réflexion. Vous avez la chance de n’avoir d’autre règle pendant un an que l’exigence de qualité de vos travaux. Profitez-en pour contribuer à faire évoluer, dans notre pays, les idées sur les questions de défense.
Vous ne serez pas surpris, je pense, que j’aie choisi de consacrer l’essentiel de mon propos à la dissuasion nucléaire. La question est au cœur de l’actualité internationale depuis l’effondrement de l’Union Soviétique. Elle est aussi au cœur de l’actualité française puisque nous sommes engagés dans une réflexion approfondie sur notre politique de défense et que l’achèvement de nos essais nucléaires place notre pays au centre d’un débat international.
Un choix judicieux
Constatons tout d’abord que l’histoire a pleinement justifié le choix de la France au cours des cinquante dernières années.
La maîtrise de l’arme nucléaire a d’abord permis à la France de jouer dans les affaires du monde un rôle plus important que celui qui aurait découlé de son simple poids arithmétique. Notre influence au Conseil de sécurité, comme membre permanent, en est une illustration, même si le choix des Cinq n’a pas été fait à l’origine en fonction du critère nucléaire.
Cependant, les temps ont changé. Le fait que l’on songe depuis quelques années à faire entrer au Conseil de sécurité des pays comme l’Allemagne et le Japon n’est pas seulement le signe que la page de l’après-guerre est définitivement tournée. C’est aussi la manifestation du fait que le statut de grande puissance et le statut nucléaire ne sont plus indissociables. La France s’est d’ailleurs elle-même prononcée publiquement en faveur de l’entrée de ces deux grands pays au Conseil de sécurité comme membres permanents.
En second lieu, l’arme nucléaire nous a donné une autonomie de décision qui n’aurait guère été possible sans elle. Les événements de Suez, en 1956, avaient clairement montré la nécessité d’une plus grande autonomie de la politique française. La dissuasion nationale a incontestablement joué ce rôle.
Nous devons avoir conscience cependant d’être entrés dans un monde où l’interdépendance, les grands courants d’idées et l’ouverture des frontières sont devenus des moteurs politiques non moins puissants que l’intérêt national et la souveraineté. L’avenir de la nation se jouera de plus en plus avec l’ensemble des pays européens et les relations de l’Europe et des États-Unis seront sans doute désormais plus équilibrées qu’elles ne l’ont été pendant toute la période d’affrontement des deux superpuissances : notre perspective s’en trouve nécessairement élargie.
Enfin, la force de dissuasion française a introduit un élément d’incertitude important dans les calculs des responsables militaires soviétiques. Elle constituait une donnée autonome qui a sans nul doute compliqué l’élaboration des plans militaires de l’ancien régime communiste. De ce point de vue, s’il est difficile de démontrer de façon catégorique que l’absence de guerre pendant cinquante ans en Europe soit due à la seule dissuasion nucléaire, on peut en revanche affirmer que la force de frappe française a joué un rôle spécifique au sein de la dissuasion occidentale et a contribué à la renforcer au profit de la paix en Europe. L’effondrement de l’Union Soviétique paraît donner à cette vérité un caractère historique.
Les conséquences des récents bouleversements
Nous avons donc bien des raisons de nous interroger aujourd’hui sur notre politique de défense. La question se pose d’ailleurs aux cinq puissances nucléaires. Elles doivent toutes faire un effort sans précédent pour tirer les conséquences des bouleversements intervenus sur la scène internationale depuis la fin des années 1980. Elles y procèdent chacune à sa façon. Ce sera, dans tous les cas, un processus long et difficile, en raison de l’incertitude qui entoure non seulement les réponses à fournir, mais aussi les questions à poser.
L’urgence cependant n’est pas de donner en tout point des réponses rapides ; elle est d’engager une analyse objective et lucide des éléments qui ont sous-tendu nos politiques de défense pendant des décennies. Cette décision, la France l’a prise. Nous sommes, vous le savez, en plein réexamen de notre politique de défense. Il s’agit d’une des premières décisions du président de la République après son élection. C’est dire l’importance qui s’y attache.
Pour ce faire, nous devons tenir compte des grandes données politiques et militaires. La disparition du Pacte de Varsovie a fait l’objet de tant de commentaires que je me bornerai à l’essentiel. Moscou n’est plus la capitale d’un pays dont l’idéologie condamnait nos démocraties à disparaître au nom des lois de l’histoire. Une dizaine de pays d’Europe centrale et orientale devraient progressivement rejoindre l’Union européenne. Les nouveaux liens que nous tissons avec la Russie rendent très improbable la résurgence d’une menace massive dont beaucoup mesurent seulement a posteriori l’ampleur et la puissance. Du coup, la justification de l’arme nucléaire ne va plus de soi : l’agresseur virtuel a disparu.
Pour ceux qui ont toujours été réticents ou même hostiles aux armes nucléaires, en Europe notamment, la disparition de la confrontation Est-Ouest paraît offrir un argument décisif en faveur de la dénucléarisation totale de la planète. Pour tous les autres, cette situation impose à tout le moins une réflexion sur la légitimité de notre arsenal dans le monde futur. Nous y sommes prêts, à condition que l’on n’oublie pas une donnée essentielle : dans les dix à vingt prochaines années, il y aura toujours en Russie plusieurs milliers de têtes nucléaires stratégiques et tactiques. C’est un fait que l’on peut regretter, mais qui s’impose d’autant plus à nous que ce pays, engagé sur la voie d’une transformation profonde et parfois douloureuse, n’a pas encore retrouvé son équilibre. Je suis de ceux qui croient que les armes nucléaires présentes en Europe continuent de jouer un rôle stabilisateur sur notre continent. La guerre froide, fort heureusement, est bien finie, mais son ombre portée restera présente parmi nous pendant encore de longues années. Les armes nucléaires en sont le témoignage.
Un deuxième élément essentiel de notre réflexion est naturellement celui de la construction européenne : la France n’a cessé de l’appeler de ses vœux. Cet objectif lui aussi contribue puissamment à faire évoluer, sinon notre conception de la défense, du moins son horizon.
Certains des partenaires privilégiés de la France ont, sur la question nucléaire, des positions réservées, voire hostiles. C’est encore un fait. Notre volonté de bâtir une défense européenne ne nous permet pas d’ignorer ces sensibilités diverses. Nous devons bien plutôt chercher à répondre aux interrogations et aux inquiétudes dont elles témoignent.
L’hostilité de l’opinion allemande envers l’arme nucléaire a des racines profondes dans l’histoire de ce pays au XXe siècle : à la méfiance viscérale de nombreux Allemands vis-à-vis de la force militaire, après les désastres de 1918 et de 1945, s’ajoute le souvenir d’une période récente où le sol allemand risquait d’être le théâtre principal d’une guerre nucléaire et peut-être aussi celui de l’« ultime avertissement » prévu par notre propre doctrine. Il n’y a rien de surprenant à ce que des émotions aussi fortes aient la vie dure, surtout au moment où la disparition de la menace soviétique fournit aux Allemands ce qu’ils tiennent pour une assurance de paix sans précédent.
Nous devons aujourd’hui tenir compte d’un autre phénomène en Europe : l’élargissement de l’Union européenne renforce le poids des pays hostiles au nucléaire. Des nations ayant une longue tradition de neutralité ont adhéré à l’Union européenne sans avoir le sentiment que leur démarche devait avoir aussi des conséquences stratégiques et dans la défense, du moins dans l’immédiat. Il n’est pas étonnant, là non plus, que ce décalage se manifeste avec une vigueur particulière dans le domaine nucléaire, qui est le plus sensible. Ces pays doivent comprendre en premier lieu que leur renoncement à l’arme nucléaire, solennellement inscrit dans leur adhésion au TNP, n’est pas en cause. Treize pays de l’Union sont dans cette situation.
Ce dont il est question, c’est le maintien d’une solidarité européenne élémentaire sur les questions de défense. Les événements récents montrent que ce n’est malheureusement pas toujours le cas.
Je n’en suis que plus heureux de souligner ici à nouveau combien la France a été sensible aux réactions responsables du gouvernement britannique et du chancelier Kohl au moment où le président de la République a pris la décision d’achever nos essais nucléaires.
Il nous faut aussi accepter tous l’idée que les pays européens doivent repenser leur politique de défense et que, dans cet exercice, le rôle des armes nucléaires, dont deux pays européens sont dotés, doit aussi être examiné. Il n’est pas possible que la réflexion sur ce point se résume à qualifier l’arme nucléaire d’« archaïque » et dépassée, comme l’affirment certains. Ceux qui le pensent sont d’ailleurs souvent ceux qui, pendant la guerre froide, prétendaient que les Soviétiques étaient des pacifistes. Aujourd’hui encore, ces propos négligent le fait que des arsenaux nucléaires existent toujours dans le monde, qu’ils ont la capacité d’atteindre le sol européen et que le devoir des responsables politiques est d’en tenir compte. On ne construit pas une politique de défense sur de bonnes intentions ou sur des émotions. Tant que d’autres pays posséderont des armes nucléaires, la France, bien évidemment, en conservera. Cette position est inspirée par la prudence, la sagesse et l’expérience.
Cela étant, la discussion avec nos partenaires européens, en tout premier lieu avec le Royaume-Uni et l’Allemagne, est nécessaire sur l’ensemble de ces questions. Une concertation d’un type nouveau doit à présent voir le jour. Le président de la République vient de le déclarer sans ambiguïté. Les travaux engagés d’ores et déjà entre la France et le Royaume-Uni sur les grandes questions de doctrine nucléaire ont porté leurs fruits. Les deux pays sont beaucoup plus proches que certains ne le croient et qu’eux-mêmes n’avaient tendance à le reconnaître. Nous souhaitons à présent poursuivre avec la Grande-Bretagne un processus évolutif qui devrait conduire à de nouveaux rapprochements. J’imagine mal des situations où, sur des questions fondamentales, nos deux pays pourraient avoir des intérêts de défense essentiellement différents dans l’avenir.
Le dialogue avec l’Allemagne, quant à lui, doit tenir compte d’un certain nombre de faits et notamment de la question suivante : que peut apporter la France que l’Allemagne ne possède déjà grâce à la dissuasion américaine ? C’est un débat de grande actualité, au moment où de nouvelles relations devraient s’instaurer entre l’Europe et les États-Unis, tout en préservant et en rajeunissant le lien transatlantique.
Après la fin de la guerre froide, alors que la réunification allemande a mis fin à l’un des épisodes les plus tragiques de l’histoire de notre plus proche allié, doit-on toujours poser la question d’une « dissuasion élargie » à l’Allemagne ? Je trouve pour ma part que l’expression peut prêter au soupçon de paternalisme, et c’est pourquoi je lui préfère celle de « dissuasion concertée », que j’ai utilisée pour la première fois en janvier dernier. Que signifie cette formule ? Elle exprime tout d’abord la nécessité d’un dialogue entre deux partenaires égaux, sur un sujet qui concerne leur existence future commune. L’Allemagne n’a pas l’intention de se doter de l’arme nucléaire ; elle l’a redit solennellement après sa réunification, en confirmant l’adhésion du nouvel État au TNP. Dans un monde où le nucléaire continuera de jouer un rôle nécessaire, ne serait-ce qu’en raison des arsenaux existants, cet engagement rend plus important encore le fait de garantir la sécurité de l’Allemagne contre cette menace.
Jacques Chirac, devant vos prédécesseurs de 1987, rappelait que, pour le général de Gaulle, la France devait former avec la République fédérale un « espace stratégique commun » et il soulignait que les nations d’Europe occidentale tendaient à constituer un ensemble indissociable. N’était-ce pas dire, déjà, que les intérêts vitaux de la France ont depuis plusieurs années un horizon plus politique que géographique ? C’est un des principaux résultats de cinquante années de réconciliation et de dialogue mutuel. C’est aussi le résultat de la construction européenne dont la France et l’Allemagne constituent le cœur depuis l’origine.
Les cinq puissances nucléaires
Une autre donnée stratégique dont nous devons tenir compte est celle des relations entre les cinq puissances nucléaires au prochain siècle. Elles sont encore pleines d’incertitudes et il s’agit là sans aucun doute d’une des données fondamentales à prendre en compte dans votre réflexion.
Tout d’abord, l’avenir des relations des trois alliés : États-Unis, Royaume-Uni et France. Ces trois États ont en commun une histoire, des valeurs et une alliance. C’est beaucoup plus que ce à quoi peuvent prétendre la plupart des pays qui comptent dans le monde. Or la France est régulièrement soupçonnée de chercher à réduire, voire à rendre caduque la présence américaine sur le continent européen. Ai-je besoin de répéter que cela ne correspond ni à nos intérêts, ni à nos intentions ? Aucun de nos partenaires européens n’accepte que son engagement européen puisse entrer en contradiction avec l’option atlantique. C’est aussi notre choix et c’est le sens de la proposition de nouvelle Charte transatlantique, récemment évoquée par le président de la République. La présence américaine est et restera indispensable pour notre sécurité. Nous en donnons la preuve en participant activement à l’entreprise de rénovation de l’Alliance, et je saisis l’occasion pour regretter que cette œuvre nécessaire marque le pas et formuler le vœu que les décisions du sommet de l’Otan de janvier 1994 entrent enfin en pratique.
Pour m’en tenir aux aspects liés au nucléaire, je souhaiterais évoquer ici une piste de réflexion que je crois indispensable d’explorer. La doctrine française s’est construite sur le modèle de la « dissuasion du faible au fort », c’est-à-dire sur une réduction de l’équation stratégique à un face-à-face entre la France et l’ex-Union Soviétique. Il s’agit de ce qu’en mathématiques on appelle un « cas limite », puisqu’il ne tient pas compte, entre autres, de notre appartenance à des alliances. Je crois qu’à l’heure où nous nous fixons comme objectif de parvenir à une politique de défense commune avec nos partenaires européens, dont la Grande-Bretagne, tout en travaillant à la rénovation du lien transatlantique, nous devons apprendre à introduire la dimension collective comme un facteur constitutif de notre doctrine.
L’avenir des relations avec la Russie n’est pas un sujet simple, mais nous disposons tout de même d’un certain nombre de données, au premier rang desquelles figure notre volonté de tout faire pour favoriser la stabilité de ce pays et l’établissement d’un vrai partenariat avec les pays occidentaux.
De fait, la coopération a succédé à la confrontation. Le traité START I commence d’être mis en œuvre ; les Russes nous informent qu’ils détruisent 2 000 armes nucléaires en moyenne par an, la dénucléarisation des républiques ex-soviétiques est en bonne voie. D’un autre côté, nous constatons aussi que la ratification de START II tarde et que le processus de désarmement nucléaire entre les deux Grands est pour l’heure freiné. En outre, la dissolution de l’URSS a fait surgir de nouveaux problèmes concernant en particulier le contrôle des stocks de matières fissiles. Certains experts tiennent cette question pour la plus importante de toutes celles qui se posent aujourd’hui dans le domaine nucléaire. Ce n’est pas mon avis, mais il s’agit tout de même d’une affaire suffisamment sérieuse pour que nous participions activement à la recherche de solutions au niveau tant bilatéral que multilatéral.
Pour l’avenir, quelle politique adopter à l’égard de la Russie ? La clarté tout d’abord. Nous devons énoncer clairement notre vision de l’architecture future de l’Europe, tout particulièrement en ce qui concerne l’élargissement. Il ne doit pas y avoir d’ambiguïté sur notre volonté d’ouvrir l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale. Le partenariat avec la Russie ensuite : nous souhaitons renforcer sensiblement nos échanges avec la Russie, avec laquelle les pays européens partagent une longue histoire, et en bien des sens, un destin. À terme, le continent européen a vocation à s’organiser autour de deux grands piliers, l’Union et la Communauté des États indépendants, dès lors que celle-ci se développerait dans le respect des souverainetés et des intérêts de chacun.
La plus grande inconnue peut-être, d’une importance décisive pour l’avenir, est la question des relations sino-russes. Chacun sait combien celles-ci ont été difficiles au cours de l’histoire. Seront-elles plus paisibles à l’avenir ? À première vue, la Chine est surtout perçue par la Russie comme un partenaire commercial, maintenant que de nombreux sujets de désaccord, voire même de tension, ont disparu. Cependant, la Russie suit aussi avec une grande attention la modernisation de l’armée chinoise, y compris et surtout dans les domaines balistique et nucléaire. Personne n’a intérêt à ce que les relations de ces deux immenses pays se dégradent.
La lutte contre la prolifération nucléaire
Enfin, la prolifération nucléaire est un défi incontestable à la dissuasion. Notre participation déterminée à la lutte engagée dans ce domaine par la communauté internationale nous permet de mesurer l’importance d’un phénomène qui n’est pas enrayé et que nous aurions des difficultés à contrer en cas de conflit.
Il faut tout d’abord reconnaître que, contrairement à ce que prédisaient de mauvais augure au milieu des années 1970, nous n’avons pas assisté à l’apparition d’une vingtaine de pays nucléaires supplémentaires. Il y a même eu reflux, puisque l’Afrique du Sud, l’Argentine et le Brésil ont renoncé à leurs programmes militaires, à divers stades de développement. Le succès croissant du TNP, qui compte aujourd’hui 180 membres et qui vient d’être renouvelé de manière inconditionnelle et indéfinie alors que beaucoup s’interrogeaient sur son avenir, témoigne amplement du fait que la non-prolifération est à présent une norme internationalement reconnue.
Des motifs d’inquiétude subsistent cependant : la guerre du Golfe a pu suggérer à certains que seule la possession d’armes de destruction massive permettait d’équilibrer la supériorité occidentale dans le domaine conventionnel ; la fin de la guerre froide coïncide avec un accès plus aisé à ces armes et avec de nouvelles possibilités de domination régionale ; la crainte d’un affaiblissement de la garantie américaine pourrait conduire de nouveaux États à revoir leur politique de défense et à envisager l’option nucléaire. Ce sont là des arguments de poids. Si la prolifération nucléaire faisait des progrès dans les années qui viennent, nous devrions faire face à des problèmes complexes et inédits. Nous savons par expérience que la dissuasion repose sur le dialogue entre les différentes parties et sur une certaine compréhension mutuelle des adversaires. Or rien n’indique que les nouveaux pays adopteraient une doctrine nucléaire dissuasive.
Aussi les risques de la prolifération devraient-ils en tout premier lieu conférer une importance nouvelle aux activités de prévention, qu’il s’agisse du renforcement des garanties internationales, de la qualité des contrôles à l’exportation ou des activités de renseignement sur les programmes militaires dans le monde. Il s’agit là d’un enjeu fondamental. Nous avons encore des progrès à faire dans ce domaine. La prévention est loin d’avoir donné tous ses effets. En cas d’échec, même partiel, des politiques de prévention, il est clair que les protections dont nous disposons aujourd’hui, notamment sur des champs de bataille éloignés du territoire national, sont réduites. L’acquisition de systèmes antimissiles de théâtre peut se justifier pour y remédier ; c’est un choix auquel réfléchissent plusieurs de nos partenaires.
Enfin, les dangers de la prolifération nucléaire montrent assez clairement que notre doctrine nucléaire doit avoir le souci d’être compatible avec l’objectif de non-prolifération. C’est pourquoi il me paraît juste de souligner une fois encore que la France bannit le développement des armes d’emploi miniaturisées. Elles auraient fourni le prétexte de programmes nucléaires clandestins dans de nouveaux pays. La reprise de nos essais nucléaires a conduit certains commentateurs à relancer sur ce sujet une polémique bien inutile. Une fois pour toutes, nous n’y songeons pas.
La fin des essais nucléaires
Au terme de ce discours, je souhaite consacrer une brève réflexion aux essais nucléaires et aux conséquences de leur arrêt définitif l’an prochain. Notre engagement solennel de mettre fin à tout essai nucléaire, quel qu’en soit le niveau, à la fin de la dernière campagne décidée par le président de la République, nous imposera de très sérieuses contraintes. Il est clair cependant que cette décision est tout aussi irrévocable que l’est celle de procéder à cette ultime campagne. Nous nous sommes engagés à la Conférence du désarmement le 10 août à conclure un traité définitif, sans limitation de durée, et complet, c’est-à-dire valable pour toute explosion nucléaire sans exception. Nous tiendrons cet engagement. Nous avons d’ailleurs, ces derniers mois, pour en faire la démonstration si besoin était, pris toutes les initiatives susceptibles de faire progresser la négociation, qu’il s’agisse de la durée de l’interdiction, de sa portée ou du régime de vérification.
Que les esprits chagrins mesurent ces deux données à l’aune qui convient : une série limitée d’essais d’une part, un arrêt définitif et sans exception de l’autre. Il s’agit là, pour la France, d’un choix qui témoigne d’une plus grande sensibilité à l’attente internationale qu’on ne veut bien l’admettre. L’histoire jugera. Ce que l’on retiendra en effet, c’est la fin des essais nucléaires dans le monde en 1996. L’ultime campagne française ne sera vue que comme un moyen de parvenir à cet objectif, en donnant à la France les assurances scientifiques dont elle a besoin pour souscrire au traité. Après 1996, il faudra travailler dans d’autres conditions, ce qui renforcera certainement les exigences de qualité scientifique. C’est toujours le cas quand le recours à l’expérience est limité. La France devra dans ce domaine, plus que jamais, être au niveau des meilleurs. Je suis convaincu qu’elle saura relever le défi.
Il ne faut pas craindre enfin, au nom même du principe de « dissuasion minimale » ou de suffisance, de parler désarmement nucléaire. La France n’a jamais participé à la course aux armements nucléaires. L’ordre de grandeur de son arsenal a toujours été et demeure sans commune mesure avec celui des deux plus grandes puissances nucléaires. Le nombre des systèmes stratégiques qu’elle a mis au point est aussi très limité par rapport à ceux des États-Unis et de la Russie. L’histoire a montré que c’était un choix sage. Nous n’en sommes que plus à l’aise pour réaffirmer que la suffisance est fonction de données qui évoluent dans le temps. Notre objectif a toujours été de ramener les arsenaux nucléaires existants au plus bas niveau possible compatible avec notre sécurité. Les besoins ne sont pas les mêmes en pleine guerre froide, où nous avions à faire face à l’écrasante supériorité nucléaire et classique du Pacte de Varsovie, et à l’aube du XXIe siècle.
La France a d’ailleurs tiré les conséquences de cette vérité en réduisant le nombre de ses armes nucléaires déployées d’environ 15 % depuis 1991 et en diminuant d’environ 25 % le volume des crédits affectés à ces armes entre 1992 et 1995. Ces crédits sont passés d’un tiers de notre budget militaire à la fin de la guerre froide à environ un cinquième aujourd’hui.
Une réflexion est engagée sur l’avenir de notre arsenal nucléaire. Le président de la République a souhaité que nous ne fixions aucun a priori, y compris en ce qui concerne le maintien de la composante terrestre. Je ne développerai pas ce point aujourd’hui, parce que le travail n’est pas encore terminé et qu’il appartiendra au président de la République de trancher en temps utile. Je dirai simplement que notre but doit être de parvenir à la combinaison de moyens qui répondra le mieux, et en particulier au meilleur coût, à l’évolution du contexte politique et stratégique.
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J’ai tenté aujourd’hui de répondre aussi complètement que possible à la question : la dissuasion nucléaire a-t-elle encore un avenir ? Je crois avoir montré les difficultés d’une réponse détaillée et complète. Bien des éléments de la question en effet demeurent encore cachés. Il est vrai que les conflits auxquels nous devons aujourd’hui faire face, notamment en Bosnie, posent des problèmes d’une autre nature et que la dissuasion nucléaire n’y joue pas de rôle. Certains en tirent des conclusions hâtives sur la fin de la dissuasion.
J’espère vous avoir cependant convaincus qu’une analyse rigoureuse du rôle futur des armes nucléaires était autrement complexe. Une politique de défense se bâtit sur des décennies. Le monde qui sera le nôtre au siècle prochain est loin de nous apparaître dans toutes ses dimensions. En attendant de pouvoir mieux les percevoir, prenons en considération les données du monde d’aujourd’hui : les armes nucléaires y sont bien présentes, et pour longtemps.
Jacques Chirac, alors Premier ministre, avait clairement formulé le défi que notre pays allait devoir relever : donner à notre effort national cette dimension européenne dont le général de Gaulle avait eu, le premier, la vision. Il vient de confirmer cette orientation majeure, le 30 août dernier, avec l’autorité du chef de l’État. L’esprit de continuité, dans ce domaine, se situe dans un effort constant de renouvellement, d’attention aux changements, visibles ou masqués, dont le monde de demain sera fait. C’est à cet esprit-là que je vous demande d’être fidèles. ♦