L’art français de la guerre
L’art français de la guerre
Ce livre est un problème. Imprudent qui le lira, plongeant dans la complexité où l’auteur le place. Les chapitres, alternativement baptisés Commentaires et Romans, sont décalés dans le temps mais rédigés par un même narrateur. Dans les Commentaires, le narrateur écrit « en direct », dans les années 90 comprend-on ; dans les Romans, c’est en « flash-back » qu’il raconte, à partir des notes prises par le vrai héros, Victorien Salagnon, baroudeur de nos guerres qui sait se battre, non écrire.
Le titre, qui renvoie à Sun Tzu s’il vous plaît, émoustille les stratèges et incite le lecteur à chercher une thèse. L’auteur se défendra, arguant que dans son livre on trouve tout et son contraire et que ses personnages sont libres d’expression. Le lecteur besogneux restera donc sur sa faim et se gardera de conclure. Un autre, paresseux, s’en tiendra à l’impression d’ensemble dont il fera la thèse. Ce paresseux a raison, on n’est pas des bœufs. Qu’est-ce, vite lu, que « L’art français de la guerre » selon Alexis Jenni ? Celui que la France et ses soldats pratiquent avec une constante inefficacité, depuis quelque vingt ans. De 1940 à 1962, en France même, en Indochine, en Algérie, Jenni précise : « vingt ans d’assassinats ».
Les « détails » renforcent l’impression. Massacres, tortures, le sang ruisselle et que ce soit de part et d’autre importe peu, c’est de l’art « français » que l’on parle. Tout cela est sinistre. Mais la sinistrose que le livre suscite ne faiblit pas hors la guerre. Grande bouffe de tripaille sanglante offerte aux invités de Madame, pharmacie de garde un soir ordinaire, Voracieux-les-Bredins, banlieue lyonnaise en bout de ligne où réside l’ami Salagnon, le narrateur ne nous lâche pas. Il observe, il narre et ne vit pas. Son œil est mort ou lui. L’auteur le justifie : écrire, bon ! Vivre, en plus ? C’est trop demander. Revenons aux combats. Les nôtres furent assez durs pour qu’on se passe, les évoquant, d’affabuler. C’est du roman, dira-t-on. Mais le roman historique a ses lois : la fantaisie de l’auteur ne doit s’y exercer que dans les trous de l’histoire. Jenni – ou ses personnages – s’affranchit de cette contrainte. Koweït 91 : de l’épisode, unique et bien connu, de soldats irakiens ensevelis au bulldozer dans leur tranchée, on fait une pratique courante. Débâcle de 40 : nuls, nos soldats (oh !). Camps de prisonniers en Allemagne : Oflag ou Buchenwald ? Algérie, massacres de Sétif en 45 : ils nous permirent de figurer en vainqueurs sanglants à la conférence de paix. Indochine : rentrant d’opération, il importe de se doucher vite fait, pour laver le sang dont on reste éclaboussé.
La compétence manifeste de l’auteur en matière militaire donne du poids à ses affabulations. Elle nous vaut aussi de subtiles observations, infernales ou délicieuses. Jenni est très fort sur les blindés, sur le comportement de la bête qui, lorsqu’elle tire, « se soulève d’un soupir », sur la confiance fallacieuse que son blindage procure à l’équipage, tant que celui-ci n’a pas constaté, sur les copains, le résultat dantesque du coup au but. La machine, quelle qu’elle soit et dès l’époque dont il parle – depuis, c’est autre chose – permet la tuerie anonyme, c’est-à-dire anodine. Les théâtres d’opérations sont de vrais théâtres : en Indochine, la boue du delta et ses villages en îles, la haute région et sa forêt inhumaine ; en Algérie, l’obsession sournoise, chez les pieds-noirs aux filles superbes, de la révolte arabe ; et, au nord, la Méditerranée comme vous n’oseriez la dire, « méchante, mortifère, chaude et cruelle ». Quant aux paras mis en scène, ce sont… les Centurions de Lartéguy.
Sur la politique française, souvent évoquée, impossible encore de percer les penchants de l’auteur. Le Maréchal n’est pas son type, c’est sûr. Mitterrand non plus. Mais c’est de Gaulle qui se prête le mieux à la verve du narrateur. Le Romancier, comme il l’appelle, a réussi à « nous décrire tels qu’il nous aurait voulus et nous faire croire, un temps, que c’est ce que nous étions ». L’auteur se dévoile plus sur la France, qu’il réduit à sa langue et n’en veut rien entendre d’autre : « Qui peut dire sans faire rire qu’il pense à la France ? ».
Finissons-en, sous peine de lasser à notre tour le lecteur. Le dernier chapitre de ce livre confus ajoute à la confusion. On pense à un mea culpa suggéré par l’éditeur, lequel aurait souhaité que l’auteur clarifie sa position sur « L’art de la guerre » annoncé en titre. En fait de clarification, c’est une nouvelle embrouille : Jenni y parle enfin de lui-même et confesse que le film de Gillo Pontecorvo sur La Bataille d’Alger l’a mis en grande colère. Allez comprendre ! Il eut été plus simple et plus efficace de changer le titre. Quant aux jurés du Goncourt, on se gardera de leur chercher noise.
On leur signalera « juste » une étourderie d’écolier. L’accumulation de l’anglicisme juste employé pour seulement (nous en avons relevé quelque trente occurrences) est un tic d’écriture qui n’aurait pas dû leur échapper. ♦