Ramsès 2012, Les États submergés ?
Ramsès 2012, Les États submergés ?
Le rapport annuel de l’Institut français des relations internationales est le trentième du genre. Bel anniversaire, dignement célébré ! Le plan de l’ouvrage est simple : trois parties thématiques, économie, sécurité, « submersion » des États ; cinq autres géographiques, Europe, monde arabe, Afrique, Asie, Amérique. Suivent des annexes précieuses, répondant à l’ambition pédagogique des auteurs.
Thierry de Montbrial ouvre le feu dans ses « perspectives ». On y trouvera de fortes idées. Mondialisation aidant, le moindre incident fait événement et le monde marche au rythme fou des cymbales médiatiques. Sur le devant de la scène, deux autorités s’affrontent : celle de l’État, claire mais que l’on dit décadente, celle des « financiers », fort vague et puissante d’autant. Cependant, un troisième acteur, plus vague encore, se manifeste sous les traits de Wikileaks, nouveau perturbateur portant le masque de la vertu : en vérité, la transparence est le nouvel ennemi du stratège ! Mais il y a plus concret et plus immédiat. Si le risque d’un Iran nucléaire est justement relativisé, le problème palestinien ne saurait être réglé sans courage politique et Montbrial se montre optimiste sur la force d’âme, en la matière, du Président américain. Le « Printemps arabe » est analysé avec mesure, laquelle incite à freiner les premiers emballements. Le directeur de l’Ifri me pardonnera, sinon un désaccord, au moins une question : la « fièvre économique », dit-il, ridiculise la fin de l’Histoire selon Fukuyama ; ne confirme-t-elle pas, au contraire, la thèse du courageux Francis ?
Survolons maintenant, à quoi nous oblige leur richesse, les parties du rapport. Jacques Mistral dirige la première, économique. Nous n’y connaissons rien mais les économistes guère plus, à ce qu’il semble. Risquons-nous donc à exprimer notre surprise de ne pas voir évoquer ici ce qui nous paraît le nœud du problème et de plus en plus visible : comment vivre sans croissance, ce à quoi, tôt ou tard, nous serons contraints ?
Étienne de Durand traite, avec la compétence qu’on lui connaît, de sécurité et défense. L’Afghanistan, bille en tête. Que le Nation Building s’y révèle coûteux et désormais impossible, c’est ce que nous savions depuis l’Algérie. Il n’est pas certain que la réduction de nos forces militaires soit la seule cause du fiasco, quelque ridicules qu’elles apparaissent aux anciens : 1,64 % du PIB en 2010, pauvre France ! Trois Divisions disponibles, pauvre Europe ! Quant aux États-Unis, l’échec de la COIN risque d’entraîner, conséquence inattendue, la révision du rôle militaire de la plus grande puissance mondiale. Une comparaison s’impose pourtant, entre les bilans irakien et afghan. L’échec du second met en lumière le succès, fût-il relatif, du premier, succès dû à la conjugaison opportune du surge de Petraeus et du sahwa des Bédouins de l’Ouest. Quoi qu’il en soit, bilan globalement positif de l’affaire irakienne et perspectives du « Printemps arabe » amènent à se demander, horresco referens, si le rêve du Grand Moyen-Orient de George W. Bush n’est pas en train de prendre corps.
« Les États submergés », allusion à Fukushima, est un titre bien restrictif pour un sujet essentiel. C’est qu’il s’agit, de rien moins que l’avenir du monde. Comme le suggérait Thierry de Montbrial, les perspectives apocalyptiques sont là, et pas ailleurs. La télévision mondiale transforme une peccadille en événement. La technologie galopante met le progrès en accusation. Wikileaks et le Web concurrencent les États, avec l’aide – on croit rêver – du plus puissant d’entre eux, lequel n’en démord pas. Last but non least, pour parler comme à l’Ifri, si vous ne deviez lire qu’un seul article de Ramsès, choisissez celui que Jean de Kervasdoué consacre au principe de précaution et qui est à la fois tragique et désopilant. Sa chute : « Le principe de précaution devrait être supprimé si on l’appliquait à lui-même ».
L’essentiel ayant été rappelé, piochons dans les parties géographiques. La Turquie d’Erdogan rassure certains, en inquiète d’autres qui, placés devant le choix impossible entre le pouvoir de l’armée et la « démocratie islamique », regrettent le laïcisme militaire et constatent que le régime actuel se définit par un dangereux oxymore. Dans la présentation que fait Mansouria Mokhefi du monde arabe, la graphie parle d’elle-même : il n’est pas un seul de ses paragraphes qui ne se termine par un point d’interrogation. Sur la Libye, on relèvera un excellent panorama des tribus qui composent cette nation impossible et on regrettera qu’on ne fasse nulle allusion à la construction politique élaborée par le « Guide » en son Livre vert et qui avait le mérite de l’originalité. En Afrique, on suivra avec Alain Antil la montée inquiétante d’AQMI et la part exemplaire qu’y prennent, des deux côtés, les Mauritaniens. Il y a là une preuve nouvelle de l’excellence des Maures, ces seigneurs du désert qui, où qu’ils aillent, font merveille. Le Soudan nouveau, enfin, pourrait se révéler pire que l’ancien, ce qui n’est pas peu dire, pauvre Afrique ! L’Asie, selon Françoise Nicolas, serait moins à plaindre. Voire ! Certes, l’Est de l’énorme continent est moins inquiétant qu’on ne l’a dit, la Chine balançant « entre arrogance et responsabilité », le défi qu’elle pose étant autant le sien que celui de ses partenaires. Mais c’est l’Ouest qui inquiète, où Islamabad est une sorte de Pyongyang islamique, l’arme nucléaire y cohabitant avec… la loi anti-blasphème. Philippe Moreau Defarges, aux Amériques, n’est pas tendre avec la puissance du Nord : la force des États-Unis était invincible, « elle devient inhumaine ».
Concluons avec la Birmanie, dont l’appellation authentique évoque le bredouillement gourmand d’un bambin (le Myanmar, dit-on). L’auteur qui la présente se gausse du nom que donne désormais le gouvernement à son nouveau régime, « démocratie disciplinée ». Chacun sait pourtant, au moins depuis Tocqueville, que le problème de la démocratie n’est pas dans son établissement mais dans la limitation des excès où sa nature l’entraîne. ♦