Défense à travers la presse
Le sort des euromissiles étant réglé comme on sait, l’attention se porte désormais sur les négociations stratégiques de Genève où une réduction de moitié des arsenaux des deux Grands est en cause. À vrai dire, un accord en ce domaine n’apparaissant pas immédiat, les commentateurs s’intéressent surtout à ce qu’on appelle la troisième option zéro, à savoir l’élimination des armes nucléaires tactiques. Un sujet qui, une nouvelle fois ne concerne directement que l’Europe. N’oublions pas enfin qu’en ce mois de janvier la France et l’Allemagne fédérale ont adjoint deux protocoles au fameux Traité de l’Élysée de 1963. L’événement n’a guère donné lieu qu’à des rappels historiques et, pour l’actualité, à une analyse de ces deux protocoles qui semblent donner satisfaction aux observateurs.
Avant d’en venir à la presse quotidienne qui reste notre terrain de chasse exclusif dans la mesure où elle seule traduit directement les mouvements de l’opinion qu’il lui arrive parfois de vouloir orienter, signalons le dossier consacré par Le Monde diplomatique du mois de janvier 1988 à la situation stratégique et aux différentes négociations en cours. M. Claude Julien pense qu’en ce domaine « aucune occasion d’affoler l’opinion » n’a été négligée ; un quiétisme que notre confrère cherche à défendre en alignant des statistiques contradictoires pour finalement souhaiter une défense autonome de l’Europe en alliant la puissance économique allemande au potentiel français de dissuasion. Le professeur Pascal Boniface dresse un état des lieux de notre stratégie de dissuasion tandis que Jean Klein s’attache à discerner l’évolution des relations franco-allemandes vis-à-vis des négociations sur les armes classiques en Europe. Plus attentif à la situation que M. Claude Julien, il juge qu’en ce domaine « la question du déséquilibre se pose d’une manière aiguë dans l’hypothèse d’un désarmement nucléaire ».
Or, ce désarmement n’est-il pas en cours pour ce qui concerne l’Europe ? Dans La Croix du 21 janvier 1988, Noël Darbroz se pose précisément la question :
« La visite du ministre soviétique des Affaires étrangères Édouard Chevardnadzé à Bonn prend tout son sens dans cette perspective. En estimant qu’il ne fallait faire aucune pause dans le processus du désarmement nucléaire et qu’il fallait tout de suite mettre en œuvre la troisième option zéro, c’est-à-dire la suppression des missiles à courte portée, il a d’une part abondé dans le sens de l’opinion ouest-allemande qui craint que l’ensemble du territoire allemand ne soit le champ de bataille où tomberaient ces missiles à courte portée ; il a d’autre part mis directement en cause des pays qui, comme la France, ne veulent pas en entendre parler… La thèse soviétique soutient que ce sont les puissances nucléaires occidentales qui ne sont pas prêtes au désarmement. D’où la volonté d’établir avec Bonn des relations privilégiées en matière de désarmement ».
L’éditorial du Monde du 20 janvier considère aussi que la démarche soviétique émane de l’intention délibérée d’enfoncer un coin entre la République fédérale et ses alliés atlantiques, mais souligne-t-il :
« Dans l’esprit des dirigeants ouest-allemands une négociation sur les armes tactiques doit être menée de pair avec une réduction des armements conventionnels et le but recherché ne doit pas être, en tout cas pas à ce stade, leur liquidation pure et simple : des plafonds égaux, à un niveau plus bas qu’aujourd’hui suffiront. On remarquera toutefois que cette formule était déjà employée pendant une bonne partie de la négociation sur les euromissiles et qu’elle n’a pas empêché Washington et Moscou de s’entendre pour éliminer toute cette catégorie d’armes. On peut donc se demander si le mouvement pour cette troisième option zéro n’est pas lancé de manière irrésistible. D’autant que les Américains, toujours soucieux de limiter les risques de débordement nucléaire en Europe, seront tentés de pousser dans cette direction ».
Toujours sur le même sujet, Pierre Bocev, dans Le Figaro du 20 janvier, insiste sur les dangers du triple zéro. Il y voit une opération soigneusement préparée avec ses justifications morales :
« Pour les dirigeants soviétiques, qui soutiennent ce qu’ils appellent cette nouvelle pensée dans les affaires internationales, un monde sans atome serait meilleur, plus moral et plus sûr. C’est sur cette dernière affirmation que l’Occident ne suit plus. Meilleur et plus moral, personne n’en disconvient, y compris le président Ronald Reagan dont l’Initiative de défense stratégique (IDS) vise précisément – en théorie tout au moins – à rendre l’arme nucléaire obsolète ; mais plus sûr, non, disent les stratèges comme les hommes politiques de Washington à Paris et de Londres à Bonn. L’équilibre de la terreur, la menace impensable de l’Armageddon nucléaire, a jusqu’à présent garanti la paix et cette donnée fondamentale, comme le souligne la diplomatie française, ne changera pas à vue d’homme… Rien ne dit que les propositions soviétiques aboutiront. Mais dans la négative, elles auront à coup sûr un effet secondaire dont le Kremlin ne peut que se féliciter. La modernisation des fusées occidentales, réclamée avec insistance par les responsables militaires sera plus difficile que jamais à faire admettre aux opinions ».
Une éventualité qui ne ferait sans doute pas sourciller Yves Moreau qui, dans L’Humanité du 22 janvier, regrette que le Traité de l’Élysée soit renforcé pour mieux assurer la défense et non pour désarmer :
« On nous assure que la relance de l’axe Paris-Bonn ne serait que la continuation d’une politique dont de Gaulle aurait été l’initiateur. Et l’on prétend que les nouveaux projets mis en œuvre contribueraient à la paix. Faut-il donc rappeler qu’en réalité, en se retirant du commandement intégré de l’Otan, de Gaulle délivra notre armée de toute obédience étrangère ? Tandis que demain les soldats français de la brigade mixte pourront être placés sous les ordres d’officiers de la Bundeswehr. Plus généralement, le Conseil de défense franco-ouest-allemand aura pour mission de déterminer une stratégie militaire échappant désormais à notre seule compétence nationale… Nous voici donc bien loin de l’espoir de paix qu’avait éveillé – en dépit de nos mises en garde – la conclusion du Traité de l’Élysée il y a un quart de siècle. Nombre de gens sincères l’avaient accueilli comme un acte de réconciliation mettant un terme à une hostilité franco-allemande séculaire dont les deux peuples avaient tant souffert. Cette aspiration était et demeure parfaitement légitime. Mais elle est dévoyée quand on inscrit les rapports France-RFA (République fédérale d’Allemagne) dans le cadre des deux blocs militaires antagonistes. On ne fait alors que perpétuer et aggraver la division de l’Europe et du monde ».
Ce commentaire de L’Humanité est le seul qui fasse d’aussi expresses réserves sur les protocoles signés entre la France et l’Allemagne fédérale. Nos autres confrères, nous l’avons dit, se limitent à une approbation de principe et à l’analyse du contenu de ces protocoles.
Pendant ce temps les supergrands poursuivent leurs discussions de Genève sur la réduction des armements stratégiques. Michel Tatu, dans Le Monde du 15 janvier 1988, a consacré une longue étude mettant en évidence les difficultés techniques de cette négociation, mais insistant aussi sur le climat nouveau dans lequel elle se déroule :
« Le fait qu’un accord de désarmement réel ait enfin été conclu ouvre un espoir inconnu depuis bientôt vingt ans que se poursuivent, sous des noms divers, les négociations nucléaires. D’exercice diplomatique et passablement théorique qu’ils étaient ces dix dernières années, les START (Traités sur la réduction des armes stratégiques) deviennent enfin quelque chose de sérieux. Cet optimisme ne se fonde pas seulement sur la volonté antinucléaire nettement affirmée depuis 1986 tant par Ronald Reagan que par Mikhail Gorbatchev. Il découle directement de la percée réalisée en matière de contrôle à l’occasion du Traité sur les Forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), lequel prévoit de mettre en place des mécanismes sans précédent, inconcevables même jusqu’à une période toute récente… Toutes les dispositions incluses dans le Traité FNI seront reprises dans un éventuel Accord START, avec des raffinements inédits… Au total, c’est l’ensemble du système stratégique des deux Grands qui sera placé sous haute surveillance. Un résultat indirect mais non négligeable devrait être de rendre à peu près impossible une agression surprise… Toutes les difficultés ne paraissent pas insurmontables et un accord pourrait être rapidement négocié si ne subsistait pas l’obstacle de l’Initiative américaine de défense stratégique, plus précisément la question du sort à réserver au Traité de 1972 sur les antimissiles, puisque Moscou fait de ce problème le noyau dur de ses revendications… Le jour où il faudra choisir entre une IDS toujours très aléatoire et l’abandon d’un important accord de réduction des arsenaux, il n’est pas très difficile de prévoir de quel côté penchera la balance. Et puis, le grand communicateur Ronald Reagan ne sera plus là pour défendre son projet favori ».♦