Diplomatie et outil militaire
Nos lecteurs connaissent certainement l’Histoire diplomatique de 1919 à nos jours publiée chez Dalloz par le professeur Jean-Baptiste Duroselle, membre de l’Institut, puisqu’elle constitue la référence indispensable à tous ceux qui s’intéressent aux relations internationales. Sous sa haute direction ont été entreprises récemment la rédaction et la publication d’une histoire de la « Politique étrangère de la France », qui s’étendra depuis 1871, après la défaite qui avait posé pour la première fois la question de notre indépendance nationale, jusqu’en 1969, date à laquelle le général de Gaulle a achevé son œuvre de renouveau de cette indépendance. Il s’agit d’un projet très ambitieux, puisque l’ensemble doit comporter dix volumes qui analyseront chronologiquement notre politique étrangère pendant tout le siècle en question (trois ont déjà paru, dont deux rédigés par M. Jean-Baptiste Duroselle lui-même pour les périodes 1932-1939 et 1939-1945), et que s’y ajouteront trois autres volumes de synthèse thématique, qui étudieront l’influence sur notre diplomatie des facteurs économiques, idéologiques et stratégiques. C’est au dernier de ces thèmes pris au sens militaire qu’est consacré le présent ouvrage (le premier paru dans la série), lequel a été rédigé par MM. Jean Doise et Maurice Vaïsse, historiens militaires de grand renom.
Les deux auteurs se sont répartis la tâche dans le temps, mais ils ont collaboré étroitement au cours de fréquentes réunions, auxquelles a souvent participé M. Jean-Baptiste Duroselle en tant que directeur de la collection, ce qui assure à l’ouvrage une parfaite homogénéité. Ils se défendent d’avoir cherché ainsi à écrire une histoire de notre armée, ou une histoire de notre politique militaire, ou encore une histoire de notre société militaire, ou enfin une histoire de nos armements. C’est « l’outil militaire » dans son ensemble, et donc fabriqué par tout cela, qu’ils ont voulu considérer du point de vue de ses relations avec la politique étrangère de la France, et c’est la raison pour laquelle ils ont intitulé ce livre Diplomatie et outil militaire.
Nous sommes obligés de passer un peu rapidement sur la première partie de l’ouvrage, dans laquelle M. Jean Doise étudie du point de vue que nous venons d’indiquer, la période qui s’étend de 1871 à 1918. Avec finesse et compétence, il examine ainsi successivement, pour reprendre les titres de ses chapitres : le rétablissement (après le désastre de 1870), les années incertaines (jusqu’en 1888), (l’apparition) d’un nouvel allié et d’un nouveau canon (l’alliance franco-russe et le fameux 75), l’époque de l’Entente cordiale, la crise de 1911 (l’affaire de la Panther à Agadir) et le redressement français, l’année 1914, et pour finir la guerre d’usure et la défaite allemande (1915-1918).
Nous nous arrêterons plus longuement sur la deuxième partie du livre, qui a été rédigée par le professeur Maurice Vaïsse, en raison de l’intérêt plus actuel des enseignements qu’elle comporte. C’est ainsi que le rappel des erreurs commises lors des négociations internationales sur le désarmement et la sécurité collective, qui se sont poursuivies entre les deux guerres, peut, peut-être, nous éviter de les répéter, alors que l’Occident semble vouloir se précipiter à nouveau dans l’euphorie d’un désarmement à tout va. C’est ainsi encore que restent très précieuses, parce que toujours opératoires, les analyses judicieuses et documentées aux meilleures sources que nous présente notre auteur sur les trois grandes questions auxquelles a été confronté notre outil militaire après 1947 : les guerres de décolonisation, l’intégration européenne ou atlantique, et la force de frappe.
Sur ce dernier sujet, Maurice Vaïsse nous apporte en outre un canevas de la genèse de notre atome militaire, qui manquait jusqu’à présent. Ce besoin concernait en particulier ses débuts trop méconnus sous la IVe République, puisque c’est elle qui a légué à la Ve l’instrument par excellence de sa politique d’indépendance nationale. Le mérite en revient en particulier à des personnalités de premier plan, mais insuffisamment honorées, comme Félix Gaillard et Pierre Guillaumat, assistées par des hommes de science de haute qualité, comme Francis Perrin, Yves Rocard et Bertrand Goldschmidt. À partir des données de base ainsi réunies, il va être possible d’écrire enfin l’histoire de notre force de dissuasion ; mais nous croyons savoir que fort heureusement de jeunes chercheurs s’y emploient activement.
Maurice Vaïsse termine l’ouvrage par un épilogue dans lequel il réfléchit à titre personnel sur la politique de défense française. Voici quelques-unes de ses conclusions : « En combinant une force nucléaire stratégique avec des forces conventionnelles, la politique de défense française a une position sans équivalent dans le monde… ». Ou encore : « Est-ce que l’outil militaire de la Ve République est parvenu à un régime de croisière et que tout est parfait dans la coordination entre politique extérieure et politique militaire ? En fait, une adaptation technique et une clarification politique sont tout à la fois nécessaires ». Et enfin : « Pour rester fidèle à la pensée du général de Gaulle, la France, face aux changements de la stratégie internationale, ne doit pas mettre sa diplomatie au service de la défense, mais bien au contraire garder comme principe que les armées sont faites pour servir la politique des États ».
Comme nous espérons l’avoir fait entrevoir à travers cette courte présentation, le livre de Jean Doise et Maurice Vaïsse a toutes les qualités pour constituer un ouvrage de référence des plus utiles en matière d’histoire militaire, d’autant plus qu’il a été remarquablement édité par l’Imprimerie nationale et qu’il est assorti par ses auteurs d’une très riche bibliographie et d’un excellent index. Mais il comporte aussi, nous venons d’en citer quelques-unes, beaucoup d’évocations stimulantes pour des réflexions d’actualité. Souhaitons-lui donc le plein succès qu’il mérite à ce double titre.♦