Ramses 87/88 (Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies)
Le Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies, que l’équipe de l’Institut français de relations internationales (Ifri), assistée par quelques experts extérieurs, rédige depuis 1981 sous la direction de Thierry de Montbrial, vient donc de paraître. Nos lecteurs en connaissent le propos et la structure, puisque nous avons eu le privilège de leur présenter les rapports précédents dans cette revue. Ils savent ainsi qu’il comporte quatre parties, dont deux passent en revue la scène politique et la scène économique internationales pendant l’année écoulée, alors que les deux autres approfondissent deux thèmes d’une particulière actualité, qui sont cette année la démographie et l’islam.
Notons tout de suite que les synthèses panoramiques de ce Ramsés, outre les références très complètes qu’elles réunissent sur le passé proche sous forme de statistiques, tableaux, cartes et autres encarts, n’ont rien perdu de leur intérêt prospectif, bien qu’elles aient été arrêtées en juillet dernier, c’est-à-dire avant les fortes turbulences intervenues depuis lors dans nos « mondes en mouvement », pour reprendre son sous-titre. Ainsi la partie politique, qui a été rédigée avant l’Accord des deux Grands sur l’option double zéro et l’internationalisation de la guerre du Golfe, réunit les données d’une réflexion qui reste très actuelle. Les titres de ses chapitres en témoignent d’ailleurs : 1. L’Est et l’Ouest, qui s’interrogent successivement sur l’Amérique (« démocratie prisonnière d’elle-même »), l’URSS et Gorbatchev (« replâtrage ou réforme ? »), et l’Europe en campagne électorale (« où plus c’est la même chose, plus ça change ! ») ; 2. Le désarmement et les armements, qui traitent des négociations en cours (« sous l’inflation des zéro ») et du marché mondial des armes (« en plein bouleversement ») ; 3. Les crises régionales, qui comportent des analyses concernant la Cisjordanie, la guerre Irak-Iran, l’Afrique (où sévissent « guerres civiles et guerres tout court ») et l’Asie (en « âge de mutation politique »).
Bien qu’il ait été rédigé également avant les tempêtes boursière et financière du tout récent « lundi noir », le panorama économique conserve lui aussi un intérêt très actuel. Il s’était intéressé particulièrement cette année au comportement des entreprises face aux désordres de l’économie. Mais il traite très complètement des données de ces désordres : déficits américains, endettement du Tiers-Monde, tendances protectionnistes, atonie de l’économie réelle, hypertrophie financière surtout qui « réveille les fantômes du passé » avec le risque d’« éclatement de la bulle », alors que les « États désarmés par les interdépendances ressemblent à des boxeurs aveugles s’épuisant en réactions anarchiques ». Tout en nous initiant de la sorte à la géofinance, on ne pouvait pas être meilleur prophète de malheur !
Quant aux parties thématiques du rapport, elles sont d’un prodigieux intérêt, car elles approfondissent deux problèmes majeurs pour la géopolitique de demain, mais qui sont généralement trop superficiellement traités faute de connaissances de base. Ramsés 87/88 rassemble donc très complètement ces connaissances en ce qui concerne d’abord la démographie, pour nous faire sentir son poids sur la politique. Ainsi, si nous nous en tenons au seul exemple de la Communauté européenne parmi tous les autres qu’analyse le rapport, il nous faut constater que cette dernière va se trouver confrontée à un risque grave d’« implosion » par suite de l’« explosion » sur ses flancs Sud et Est des populations d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. La population d’Afrique du Nord enregistre en effet chaque année un million de naissances de plus que la Communauté, ce qui fera qu’elle sera aussi nombreuse d’ici 50 ans et que 25 millions au moins de ses hommes auront été obligés d’aller chercher du travail ailleurs. Pour le Proche-Orient, les ordres de grandeur sont les mêmes ; déjà la classe d’âge du contingent militaire en Turquie est analogue en nombre à celle de la RFA (République fédérale d’Allemagne), et dans une dizaine d’années elle lui sera deux fois supérieure, alors que l’Allemagne n’aura plus les moyens en hommes de sa propre défense. On entrevoit ainsi les conséquences sociales, économiques et militaires qui ne pourront manquer de résulter d’une situation maintenant irréversible. Et le poids de la démographie pèsera aussi, mais d’une autre manière, sur les États-Unis et l’Union soviétique, comme le démontre le rapport.
Mais il n’est pas possible de nous arrêter plus longtemps sur ce problème, d’autant que dans sa quatrième partie Ramsés nous présente une analyse qui est d’une plus immédiate actualité et non moins passionnante, celle de l’islam d’aujourd’hui. Après avoir rappelé, avec une documentation de premier ordre, les données de base de l’islam (« qui est plus qu’une religion »), et du phénomène islamiste, il analyse longuement les diversités du premier et l’unicité du second. Pour ce faire, il passe en revue la situation sous ce double aspect dans le monde arabe (situé « au centre du tourbillon »), puis en Turquie, Iran, Afghanistan, Inde, Insulinde, Chine, Union soviétique, Afrique noire, et enfin France. En URSS, sur laquelle seule nous nous arrêterons un instant, le problème musulman est à rapprocher du problème démographique, puisqu’à la fin du siècle un citoyen sur quatre y sera musulman (un sur cinq d’origine turque). Or la conscience nationale est restée très vivace dans les populations de cette origine, qui constituent ainsi « un corps étranger », comme l’ont démontré l’année dernière les émeutes de Alma-Ata. Aussi le problème est-il grave pour l’avenir, estiment les auteurs du rapport, qui rejoignent ainsi les avertissements lancés par Hélène Carrère d’Encausse dans L’Empire éclaté, d’autant qu’aucun rideau de fer ne peut protéger l’islam soviétique des influences extérieures. L’interminable et coûteuse guerre d’Afghanistan ne peut qu’ajouter aux inquiétudes de Moscou, puisqu’elle fait en outre obstacle à son ouverture vers le Tiers-Monde musulman. Le Kremlin s’efforce de réagir, comme il l’a fait l’année dernière en organisant une conférence à Bakou, qui a réuni les représentants de 60 pays musulmans, parmi lesquels curieusement le Maroc, l’Égypte et le Pakistan, et aussi l’Iran. Par ailleurs, l’évolution de la guerre du Golfe peut lui offrir, c’est nous qui le signalons, une bonne occasion de se présenter en arbitre dans la région.
Le rapport tend en définitive à privilégier l’idée que l’islamisme est devenu une idéologie largement sécularisée, qui « rassure face à l’agression que représentent les valeurs et les idéologies étrangères ». Mais il représente aussi un rejet de l’ordre existant et il peut donc être utilisé pour des objectifs politiques d’ordre intérieur, comme il l’est déjà dans de nombreux pays. D’autre part, nationalisme et panislamisme sont deux visions antinomiques, et on peut donc s’interroger sur la capacité de l’islam à constituer une nouvelle force capable de s’insérer dans le système international.
Dans sa brillante introduction au rapport, qui pourrait être sa conclusion, Thierry de Montbrial pose à propos de l’islam à peu près la même question, quoique sous une autre forme. Au sujet de la démographie, il souligne les intérêts que la France a conservés en Afrique et dans le Proche-Orient, qui constituent ainsi le deuxième cercle de sa politique extérieure, et il souhaite pour cette raison qu’avec la Communauté européenne elle dote le concept d’Eurafrique d’un projet d’avenir. Mais auparavant, concernant l’Europe elle-même, il avait rappelé utilement que les objectifs de Moscou restent les mêmes, à savoir : « modifier le système de sécurité régionale jusqu’à le contrôler et développer l’interdépendance économique entre l’Europe occidentale et les pays de l’Est (au profit de ces derniers). Ces objectifs doivent être atteints, ajoute-t-il, à l’ombre de la force ; ce qui change, c’est le choix des moyens et non des fins et de la méthode ».
Rappel combien opportun au moment où le désarmement nucléaire est virtuellement admis partout, sauf chez nous encore, où le couple franco-allemand se disloque, au-delà des discours en forme d’incantation, où enfin l’indispensable organisation d’une défense européenne est rendue encore plus aléatoire par l’effondrement financier qui vient de se produire, et que notre ami avait d’ailleurs redouté dans son introduction écrite en juillet dernier. Il nous reste donc à espérer que l’optimisme de la volonté l’emportera sur le pessimisme de l’intelligence, pour reprendre une formule qui nous est chère à tous les deux. Ramsés 87/88 peut aider efficacement en animant la réflexion politique en Europe, où il sera largement diffusé puisqu’à sa version française s’ajoutera cette année une version allemande. ♦