Mohammed V ou la monarchie populaire
Mohammed V ou la monarchie populaire
Tout au long de l’année 2011, les commentateurs se sont demandés comment le Maroc était parvenu à échapper aux tempêtes des crises arabes. Comment le royaume chérifien a-t-il réussi, non seulement à résister à la tourmente mais à en profiter pour accélérer le processus de modernisation de l’État – lequel s’est traduit, dès le 1er juillet 2011, par l’adoption d’une nouvelle constitution, puis, le 25 novembre, par des élections législatives conformes aux critères démocratiques ? À cet égard, on ne peut se contenter de constater l’existence d’une exception marocaine : encore faut-il l’expliquer. Or, la réponse à cette énigme figure, au moins en partie, dans le dernier ouvrage du politiste et islamologue Charles Saint-Prot, Mohammed V ou la monarchie populaire.
L’auteur propose donc une réflexion sur les lois de la politique du Maroc et un passionnant document historique consacré à l’action de ce souverain (1927-1961), seul chef d’État étranger à avoir été admis dans l’ordre des Compagnons de la Libération, qui a marqué l’histoire de son pays en consolidant les bases d’une monarchie réformiste.
Cette biographie est essentiellement le prétexte à un essai clairvoyant, dont la thèse est résumée par le sous-titre de l’ouvrage : « monarchie populaire » ; une expression qui est au fond la véritable clé de l’exception marocaine constatée ces derniers mois, les successeurs de Mohammed V ayant su mettre en œuvre le schéma adopté par celui-ci au lendemain de l’indépendance du Maroc. Il s’articule autour de trois idées : le réalisme, qui détermine la démarche politique ; l’unité, qui en constitue le principe fondamental et l’équilibre, qui en caractérise les choix institutionnels.
Le premier trait de cette attitude est incontestablement le réalisme. Désigné comme successeur de son père en 1927, le jeune sultan de dix-sept ans allait rapidement manifester les qualités d’un homme d’État : la patience, notamment avec les autorités françaises qu’il importait de ne pas braquer inutilement, mais aussi, la ténacité et la capacité à prendre des risques. Patience, obstination et réalisme : ce sont ces qualités éminentes qui ont su faire de Mohammed V le roi libérateur, accueilli triomphalement par son peuple lors de son retour d’exil en novembre 1955. Mais le réalisme ne vaut que s’il est mis au service d’un projet politique digne de ce nom : en l’espèce, la volonté d’établir ou de rétablir l’unité.
La conscience aiguë de l’importance de l’union et de la réunification de son pays constitue effectivement le fil rouge de l’action politique de Mohammed V, luttant contre les tentatives de division organisées par le protectorat, contre les grands féodaux puis contre les ambitions démesurées de certains partis politiques. Dès le départ, Mohammed V a compris que le peuple était « son meilleur allié », scellant une alliance étroite qui se manifestera en particulier pendant la « révolution du roi et du peuple », au cours de l’exil forcé du monarque, entre 1953 et 1955. Après l’indépendance, c’est toujours sur cette alliance que se fonde la politique de Mohammed V : alors que les agitations se multiplient, attisées par des politiciens prêts à toutes les aventures, le roi s’appuie sur le pays réel indifférent au bouillonnement politique et au déchaînement des ambitions partisanes. Ce souci de l’unité détermine ainsi la formule institutionnelle choisie par Mohammed V et reprise par ses successeurs les rois Hassan II et Mohammed VI : celle d’une « monarchie constitutionnelle spécifique réalisant un compromis entre, d’une part, le respect des principes des traditions séculaires du pays et d’autre part, les techniques d’un constitutionnalisme moderne ».
Charles Saint-Prot expose avec une grande force de conviction que cette « monarchie populaire » se caractérise par un rapport direct entre le chef de l’État et son peuple, par un échange constant entre l’un et l’autre, et au-delà, par un équilibre subtil entre les pouvoirs. Un équilibre qui a pu connaître des variations au cours du demi-siècle qui sépare le Maroc contemporain de la mort de Mohammed V mais qui n’a jamais été remis en cause. Un équilibre qui, mieux que tout autre peut-être, permet d’expliquer la manière dont le Royaume a su, dans les récentes bourrasques du « Printemps arabe », non seulement rester debout et stable mais poursuivre le processus de modernisation tranquille commencé jadis par le roi libérateur et parachevé avec beaucoup de conviction par le roi Mohammed VI. ♦