Présentation - Mémoire stratégique
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, à l’issue de la capitulation du Japon après les deux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, la Revue Défense Nationale, qui avait repris sa publication en juillet 1945, s’est intéressée et a travaillé sur la question nucléaire. Le nombre d’articles publiés sur ce sujet est impressionnant et reflète la dimension centrale du fait nucléaire depuis soixante-dix ans. La revue a fait non seulement écho, mais a directement contribué au débat et à l’élaboration de la doctrine française autour de la Bombe, tant sous la IVe République, alors que la France en était aux balbutiements de ses programmes nucléaires et civils, que sous la Ve République quand la dissuasion est devenue la pierre angulaire de notre politique de défense. Tous les aspects ont été abordés dans la revue. Les enjeux technologiques, politiques, doctrinaux, éthiques… ont fait l’objet de papiers variés permettant de voir une progression des réflexions sur ces enjeux.
Le premier article sur le fait nucléaire est de l’amiral Raoul Castex (1878-1968), et ce, dès la livraison du mois d’octobre 1945. Il y analyse les effets et les perspectives d’emploi de la Bombe en considérant que le monopole américain à cette période sera éphémère et que de nombreux États auront les capacités de développer ce type d’armement. Il faut noter le parallèle que fait l’auteur avec le non-emploi des gaz (dans le cadre des opérations tactiques, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’emploi des gaz par les Nazis dans les camps d’extermination n’étant pas encore clairement connu), introduisant ici la dimension « exorbitante » d’une arme nucléaire destructrice préfigurant le concept de dissuasion.
Il faut d’ailleurs souligner que les premiers à discerner l’importance du nucléaire sont d’abord les militaires, à l’instar de l’amiral Castex, avec une attention particulière sur les États-Unis, leader en la matière, que ce soit sur le volet armement que sur le volet propulsion. À cet égard, l’article du capitaine de corvette Paul Gueirard publié en août 1954 est passionnant car il s’appuie sur le projet du sous-marin américain Nautilus, premier à utiliser l’énergie nucléaire pour sa propulsion. Il proposerait une mise en perspective de l’emploi de ce type de bâtiment, y compris en envisageant le lancement d’une arme atomique, préfigurant les SNLE.
La montée en puissance du nucléaire militaire français a également été largement abordée dans la revue, tant les défis étaient grands, alors même que nos armées, et en particulier l’Armée de terre, tournaient difficilement la page de la décolonisation.
Au fil des pages de la revue, il faut souligner l’évolution des approches désormais plus conceptuelles et politiques, comme le montrent les textes de Raymond Aron, et inscrivant la dissuasion française dans le contexte de la guerre froide, mais aussi dans la perspective d’indépendance de souveraineté décidée par le général de Gaulle et suivie par tous ses successeurs. La question du positionnement français au sien de la défense occidentale face à l’URSS a aussi été centrale, avec l’ambiguïté relative à la contribution nationale au profit de nos Alliés.
De fait, la chute du Mur et la dislocation de l’Empire soviétique ont suscité de nombreuses interrogations sur la pertinence du maintien de la dissuasion française, alors que la menace essentielle venait de disparaître. Le débat s’est reflété dans les colonnes de la Revue Défense Nationale, avec la nécessité de réfléchir sur le long terme et de ne pas réagir sur l’émotionnel et le « court-termisme ». En effet, les cycles liés au nucléaire sont longs et sont au minimum de l’ordre de deux à trois décennies, en particulier pour la conception, le développement et la production des systèmes d’armes, dont la durée de vie tourne autour de trois à quatre décennies. Cette exigence, bien prise en compte par certaines puissances nucléaires récentes entre désormais en confrontation avec le débat politique trop souvent contraint par une approche essentiellement budgétaire et donc rarement inscrite dans le temps long.
Les quelques articles proposés dans cette « Mémoire stratégique » traduisent – de façon très partielle, tant le fond est riche – les enjeux du débat nucléaire engagé en France dès l’automne 1945 et démontrent bien que, contrairement à certaines fausses idées, les discussions et confrontations sur ce sujet ont été nombreuses, riches et fructueuses.
La Revue Défense Nationale a ainsi été fidèle à sa vocation de contribuer au débat stratégique. ♦