Les applications de l’explosion thermonucléaire
Aucun ouvrage de Camille Rougeron ne peut laisser indifférent. Tous portent la marque de ses vastes connaissances ; beaucoup ouvrent de larges aperçus sur l’avenir ; c’est particulièrement le cas de celui-ci. D’aucuns, sans doute, chercheront les points faibles de ses anticipations. Certaines de ses idées, cependant, feront leur chemin. D’autres serviront d’utiles tremplins aux esprits constructifs.
Retenant une suggestion exprimée par James R. Shepley et Clay Blair Jr. dans The Hydrogen Bomb, l’auteur souligne les possibilités démesurées qui résulteraient de la création de « chaudières » par « explosions souterraines profondes ». Il s’agirait simplement d’extrapoler le traditionnel « camouflet » de nos sapeurs. Le processus pourrait être le suivant : forage à quelques milliers de mètres permettant l’introduction de bombes ; premier « chambrage » avec des explosifs chimiques ; deuxième chambrage par explosion atomique à faible puissance dans la première chambre remplie d’eau ; dernière explosion avec bombe thermonucléaire dans l’eau renouvelée. L’exploitation serait faite à l’aide d’un « échangeur » canalisant et dosant la vapeur à haute pression et la remplaçant par de l’eau. Des explosions échelonnées maintiendraient la pression. Il faut noter en passant que l’énergie géothermique serait utilisée cumulativement avec les énergies explosives. Il n’est pas sans intérêt enfin de relever l’estimation favorable du prix de revient de ces centrales comparé à celui des piles à fission nucléaire.
Une autre forme d’application est relative à l’Hydraulique thermonucléaire. Il s’agit, en gros, d’utiliser l’explosion, suffisamment « domestiquée », pour créer, économiquement, avec des entonnoirs, des réservoirs de retenue ou d’équilibre. L’objection relative à la radioactivité des déblais n’est pas retenue ; d’ailleurs, certains procédés (adjonction aux bombes d’une enveloppe à base de silice ou de bore) limiteraient l’efficacité des produits de fission. Ainsi peuvent être résolus, en particulier, les problèmes que posent les inondations des fleuves et la régulation de leurs cours. Ayant choisi les exemples typiques de la Seine et du Nil, l’auteur apporte des solutions dont la caractéristique est l’étonnante simplicité. Relativement à l’hydroélectricité, l’effort peut être appliqué à la création de barrages à haute altitude (solution pratiquement impossible avec les moyens classiques) ; ainsi serait-il paré aux irrégularités saisonnières. Voyant plus grand, pourquoi ne pas admettre le projet de création d’une centrale glaciaire au Groenland, centrale produisant 2 500 000 kW avec une chute d’eau de 2 000 mètres, provoquée par des explosions thermonucléaires savamment dosées dans la masse ? Sur la base de l’utilisation de l’énergie thermonucléaire (pile ou chaudière) des applications au profit de l’hydraulique agricole peuvent être envisagées : l’élévation de 10 m des eaux de la Volga n’est pas un problème hors de mesure.
Dans le domaine de la climatologie thermonucléaire certaines suggestions donnent à rêver. Parmi les plus grandes voies d’eau du monde il en est que la glace rend inutilisables durant de nombreux mois par an. Or des explosions espacées tous les deux ou trois jours rendraient le Saint-Laurent et la Volga navigables en hiver. Le problème des centrales thermonucléaires mis au point, les plus vertigineuses conceptions des esprits apparaissent réalisables : création de gulf-streams artificiels, actions sur la climatologie locale, généralisation du chauffage urbain, etc. N’est-il pas jusqu’au plan, jusqu’ici utopique, d’Alexandre Markine qui prend forme et s’impose ? On le connaît : obstruer le détroit de Behring, pomper les eaux tièdes du Pacifique et les déverser dans l’océan Arctique…
Que penser de l’utilisation de l’énergie géothermique ? Il est possible de ramener en surface, par des explosions faisant des entonnoirs de 2 000 m de profondeur, des roches d’une température moyenne de 500 °C. Que cette énergie soit renouvelée et maintenue par l’emmagasinement, dans ces mêmes roches, de l’énergie solaire et voici créé un réservoir calorifique aux utilisations multiples.
L’apport de l’énergie thermonucléaire aux industries chimiques et extractives est évident au premier examen. Son emploi serait particulièrement efficace et économique pour la réalisation de réactions chimiques ou métallurgiques réclamant de fortes pressions et de hautes températures. Pour les industries extractives, elle serait caractérisée par son bas prix de revient ; ce qui permettrait l’extraction des produits à faible teneur, dont l’exploitation n’est pas actuellement rentable.
Après les applications constructives, il faut, en contrepartie, envisager les utilisations de destruction. L’introduction des explosifs nucléaires dans la guerre pose une question fondamentale : « Les projectiles de cette catégorie sont-ils de nature à supplanter entièrement les armes anciennes, dites classiques, ou ne peuvent-ils que les compléter ? » On s’accorde, en général, à leur attribuer un rôle stratégique, mais des résistances se font jour lorsqu’il s’agit de les introduire dans la tactique, aux dépens des autres armes. En outre et surtout, les esprits semblent incapables d’aller jusqu’au bout des conséquences qu’appellent les effets de ces projectiles, « Il faudrait aux chefs militaires de l’héroïsme et pas seulement celui du combattant ».
Analysant les applications tactiques de l’arme nucléaire l’auteur montre qu’à l’excès de puissance, qui pourrait paraître paralysant, les troupes trouvent toujours le moyen de s’adapter, soit en s’enterrant, soit en ne conservant comme armes que celles qui ne sont pas atteintes par les effets des bombes. Par contre, les éléments de la logistique sont fort menacés et il faut prévoir la possibilité d’utilisation du cobalt 60 et du sodium 24, associés à des granulés métalliques, qui donneraient aux armes tactiques de moyenne puissance une efficacité jamais rencontrée.
Sans doute les destructions stratégiques ne se distinguent-elles pas aisément des destructions tactiques ; elles se superposent souvent. Pourtant l’explosion aérienne haute de la bombe thermonucléaire, par son action calorifique, offre des possibilités de destruction vingt ou cinquante fois plus vastes que celles de la bombe de Hiroshima. L’effet de souffle, il est vrai, plus long à se faire sentir (75 secondes) permet au personnel de s’abriter. Il faut retenir cependant qu’une efficacité plus étendue peut être admise en visant non pas les combattants mais l’agriculture ennemie (destruction d’une zone de récolte de 150 km de diamètre avec une seule bombe). Ainsi douze bombes thermonucléaires détruiraient une grande partie de la récolte de l’Ukraine. Ajoutons que l’explosion souterraine, par ses caractéristiques particulières, compléterait les effets de l’explosion aérienne. Si on l’applique aux zones de grosse densité de population, elle l’emportera par des destructions plus limitées peut-être, mais plus complètes. Les déblais s’étendront sur une surface de 30 km de diamètre et stériliseront la terre pour longtemps. « Pour prendre un exemple moyen, quatre explosions thermonucléaires souterraines, l’une à Duisbourg, au confluent du Rhin et de la Ruhr, les trois autres à Essen, Bochum et Dortmund, accompagnées d’une seule explosion aérienne, incendieraient l’ensemble de la Ruhr, la recouvriraient d’une couche épaisse de terres infertiles et de décombres, provoqueraient l’effondrement des immeubles incendiés dans les excavations ouvertes à grande distance par le renversement des boisages, inonderaient les puits et les galeries endommagées. »
Osera-t-on utiliser des destructions radioactives étendues ? En plus des bombes connues, il doit exister en effet des armes bien plus redoutables. Le docteur Teller le laissait entendre à une époque où il n’était pas tenu à la discrétion. Il faut se rappeler aussi la boutade de Churchill, relative à la boîte de dépêches de la Chambre des Communes qui pourrait contenir assez de plutonium pour donner l’hégémonie à celui qui en aurait le monopole. Pourtant, il faut exclure la bombe puissante : le nuage radioactif de celle de 20 mégatonnes monte à 30 000 ou 40 000 m et devient incontrôlable, donc aussi dangereux pour l’utilisateur que pour l’ennemi. Mais on pourrait concevoir la combinaison de deux bombes : d’abord une petite bombe émettrice de cobalt 60, dont le champignon ne dépasserait pas 8 000 m (voir bombe de Yucca Flat [site d’essais nucléaires américains au Nevada]), ensuite une puissante explosion de dispersion horizontale. À moins que l’on recoure à d’autres méthodes. On pourrait, par exemple, extraire de chaudières souterraines, amorcées avec des bombes au cobalt 60, des solutions concentrées de cet isotope. On ferait déposer ces solutions sur les cathodes d’une usine électrolytique. Des petites bombes, coiffées de ces dépôts, auraient alors une efficacité redoutable car elles disperseraient des radio-isotopes au lieu de les fabriquer.
La bombe thermonucléaire est à l’arrière-plan de tous les problèmes de la guerre navale. Les essais Able (explosion aérienne) et Baker (explosion sous-marine) montrent que la bombe de 20 kilotonnes coule des bâtiments jusqu’à 850 m d’une part, 600 m d’autre part. La loi de similitude permet d’admettre qu’une bombe de 20 mégatonnes coulerait des navires entre 6 000 et 9 000 m. La fin de la notion de convoi apparaît comme inévitable. Si, d’autre part, l’expérience de Bikini a démontré une résistance suffisante à l’incendie, il faut remarquer que le flux thermique de la bombe thermonucléaire est incomparable. Explosant à quelques kilomètres au-dessus d’une formation navale, même dispersée, il faut attendre les résultats suivants sur des centaines de kilomètres carrés : inflammation des œuvres-mortes du côté du rayonnement, suivi de l’écrasement des superstructures par le souffle consécutif. Cette menace pèse donc lourdement sur la marine de surface : elle oblige à une dispersion dans laquelle chaque navire est très vulnérable.
Dans la guerre aérienne, l’intervention de l’arme atomique va provoquer un renversement des valeurs car l’utilisation des engins air-air ou sol-air multiplie par mille l’écart au but permis. C’est ainsi que la Nike américaine bouleverse déjà une situation réputée acquise. L’engin atomique de défense prend le dessus sur les avions de toutes catégories : avion d’interception, avion bombardier lourd. Seul semble pouvoir subsister le chasseur-bombardier, plus rapide, plus souple, agissant seul. À vrai dire c’est l’engin guidé qui domine la scène. Depuis les engins offensifs de 1944, du type V1, de grands progrès ont été réalisés. Le Matador et le Regulus, à tête atomique, semblent convenir à tous les objectifs européens. Mais ces engins n’atteignent pas les vitesses supersoniques. Ils sont donc menacés d’interception par les chasseurs de demain atteignant mach 2 ou 3. Par contre, le « basilic missile » sans voilure échappe à cette menace. L’essentiel est que sa vitesse soit supérieure ou au moins égale à celle des engins intercepteurs de même nature. Il semble que les Américains aient résolu le problème. Le général Leslie E. Simon, en décembre 1954, à l’American Rocket Society, avoue des vitesses de l’ordre de 6 000 à 7 000 km/h. En face des engins offensifs, les engins défensifs apparaissent perdre avantage. Sans doute Nike convient-ils aux avions de 1 000 km/h plafonnant à 15 000 m d’altitude. Mais il ne convient plus pour lutter contre des avions supersoniques montant à 20 000 m. Moins encore contre des engins offensifs atomiques tombant à 6 000 ou 7 000 m et dont l’éclatement à 20 ou 30 km d’altitude produit les effets connus de l’explosion thermonucléaire.
Il faut conclure : « L’apparition d’une énergie deux cents fois moins coûteuse que celle du charbon ou des métaux fissiles est l’événement numéro un de l’ère atomique. » S’efforçant d’être réaliste, mais très imaginatif, l’auteur en a envisagé les multiples applications. Tout compte fait, le problème capital est la domestication de cette énergie. La chaudière souterraine est-elle une indication sur le sens dans lequel doivent s’orienter les efforts ? Ceci est inscrit dans l’avenir. ♦